Article 10 : « ATOS : UNE AUTRE PASSOIRE NUMÉRIQUE ? »

Dans mon précédent article 9 j’abordais les questions de l’urgence du pilotage par l’État Français du secteur du numérique. La gouvernance doit être à la hauteur du travail à engager pour gérer notre souveraineté.

Deux actualités me poussent à continuer à parler de ces questions.

La première est que l’État vient encore de franchir une étape dans son indifférence aux enjeux du numérique. Au début de cette année 2024, le numérique avait déjà perdu son Ministre pour n’avoir qu’une Secrétaire d’État sans administration dédiée. En septembre 2024, à l’occasion du nouveau gouvernement, le numérique se retrouve éparpillé comme jamais. Pour la première fois il est confié à une personnalité de la société civile sans poids ni expérience politique. Pour la première fois il est éloigné du Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie pour être placé sous l’autorité́ du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, loin des enjeux immédiatement opérationnels.

La seconde est que le fonctionnement d’activités stratégiques publiques comme les centrales nucléaires, la force militaire de dissuasion, la cybersécurité et les supercalculateurs, si indispensables aux armées modernes, est assuré par un bateau ivre, l’ESN, ou Entreprise de Service Numérique, ATOS.

ATOS, société française, est un des rares fleurons du numérique en Europe. Cette SSII (Société de Services en Ingénierie Informatique) est dans le top 10 mondial. Son chiffre d’affaires est de l’ordre de 10 milliards d’euros, avec 90.000 salariés dans plus de 70 pays. Et pourtant ATOS est une entreprise au bord de la faillite, pourquoi ?

ATOS a enclenché en février 2024 une procédure de restructuration sur fond de pertes nettes de près de 2 milliards d’euros au premier semestre 2024, après d’importantes dépréciations d’actifs, des dettes colossales de près de 5 milliards d’euros, une rentabilité en berne et des fins de contrats commerciaux sur la zone Amérique. C’est ainsi qu’ATOS a assuré depuis 1989 la complexe et éphémère logistique numérique des JO, comme ceux de Paris, mais n’a pas été retenue pour assurera les jeux de Los Angeles désormais confiés au géant anglais Deloitte. 

ATOS est plongée dans un feuilleton financier aux multiples rebondissements. Un plan de sauvegarde accélérée vient d’être accepté en assemblée et sera discuté le 15 octobre 2024 au Tribunal de Commerce à partir d’une entente entre créanciers et banques pour reprendre et sauver par eux-mêmes l’entreprise.

Quelques mots pour présenter la trajectoire d’ATOS.

Ses origines remontent au début de l’informatique, avec la création en 1958 par des mathématiciens de la première SSII française, la Sema. Elle a ensuite grossi en trois vagues successives de croissances externes.

Au cours d’une première vague différentes petites SSII qui se sont regroupées.

Dans une seconde phase, il y a eu, à partir de 1997, une série de grosses fusions, toujours entre SSII : Axime, Sligos, Origin, Sema.

Enfin, dans les années 2010, ATOS, sous la responsabilité de Thierry BRETON, s’est lancée dans une série de fusions avec des entreprises exerçant d’autres métiers, comme Siemens Informatique, Bull ou Xerox.

Actuellement, l’entreprise concurrente le plus semblable est la française du CAC 40 CAP GEMINI.

Aujourd’hui, ATOS est sans gouvernance et sous la pression de multiples forces externes :

  •  Celles des banques engagées par près de 5 milliards de créances ;
  •  Celles d’un actionnariat émietté et aux intérêts divergents ;
  •  Celles d’industriels externes désireux de récupérer des pépites dans les savoir-faire d’ATOS ;
  •  Celles d’un État dépassé et dépourvu de leviers pour la sécurité du fonctionnement d’activités stratégiques du pays ;
  •  Celles de multiples collectivités publiques qui sous-traitent traditionnellement leur informatique.

La rentabilité d’ATOS a disparu. L’action en bourse est passée d’une valeur de 100€ en 2017 à 0,75€ actuellement. A cela s’ajoutent des dévissages comptables comme le montrent des contestations d’actionnaires depuis 3 ans.

Une telle situation d’ATOS résulte de l’accumulation d’erreurs tant au plan de la stratégie que de la gouvernance.

Premièrement ATOS a subi une fuite en avant permanente, par la recherche de croissance puis de diversification.

Depuis son origine, les développements externes hasardeux d’ATOS ont créé une course continue aux besoins de financement.

Cette fuite en avant a conduit ATOS depuis longtemps à ne pas disposer d’actionnaires de référence, majoritaires, stables et de culture industrielle. En conséquence, les stratégies de l’entreprise ont été fluctuantes, sous l’emprise de minoritaires qui, avec seulement 20% du capital, imposent leurs vues, souvent uniquement financières.

Deuxièmement ATOS a développé une approche à courte vue du numérique.

ATOS s’est construite dans un confort hexagonal, en suivant la croissance des envies d’externalisation de ses clients, en particulier publics rattachés aux secteurs de la Défense, du nucléaire, de la santé, de la sécurité routière, etc.)

ATOS s’est essentiellement contentée de faire ce que l’on appelle « de l’Offre Sur Mesure », en se limitant à vendre des prestations à valeur ajoutée moyenne. ATOS n’a pas fait l’effort de la création industrielle de produits standardisés et multi-clients, à l’image de ce qu’a pu produire le leader européen du logiciel de gestion qu’est l’allemand SAP.

ATOS est resté un groupe plus commercial qu’industriel.

Les technologies numériques ont bouleversé l’organisation des externalisations et des délocalisations des moyens informatiques, avec la création de nouvelles fonctionnalités et de nouveaux services. ATOS n’a pas vu venir l’offre industrielle en ressources externes des géants du cloud que sont Google, Microsoft ou Amazon.

Par ailleurs ATOS est clairement en concurrence, au-delà des USA, avec l’offre de sous-traitance numérique de l’Inde.

Troisièmement ATOS a accumulé les problèmes d’organisation et de gouvernance, dans le triple contexte de ses fusions, de ses diversifications et de ses dominations par des enjeux financiers externes.

ATOS est devenu un groupe sans culture interne ni vraie créativité. L’entreprise est sur le point de s’écrouler et n’a plus de réponses face aux complexités et à l’évolution du numérique.

La gouvernance d’ATOS a été marquée par la rotation de ses dirigeants. En 2008, le PdG de l’entreprise a été remercié après un an de fonction du fait de divergences avec de nouveaux fonds de pension actionnaires. De 2019 à 2024 ATOS a vu 6 « patrons ».

ATOS a été constamment sous l’emprise de personnalités internes ou externes, des dirigeants, des administrateurs, des actionnaires, des juristes ou des consultants en management, qui sont très loin d’être des spécialistes ou des stratèges du numérique. 

ATOS a souvent été sous la pression de dirigeants, d’administrateurs ou de conseils qui étaient extérieurs à l’entreprise et au secteur du numérique.

ATOS a été dirigée pendant 11 ans, de 2008 à 2019, par l’ancien Commissaire Européen Thierry BRETON mais sans que cette longévité solidifie l’entreprise.

Durant cette période, l’expansion boulimique d’ATOS a conduit à la multiplication par 3 de son Chiffre d’Affaires. Le champ de métiers de l’entreprise a été étendu, avec les rachats de BULL et de XEROX. La géographie du groupe s’est accrue, notamment en Allemagne avec l’acquisition d’un morceau de Siemens et aux USA avec le rachat de Syntel. Plus surprenant, le management de l’entreprise a été brutalisé, sur fonds de slogans comme « mettre l’entreprise sous tension » ou « casser les barrières nationales », sous la pression d’interventions lourdes de cabinets externes de management. Se réfugier dans une culture de haute estime et développer des attitudes péremptoires et autocentrés bloquent Atos.

Quatrièmement, ATOS est acteur et victime de la démission numérique de ses clients, en particulier publics : pour une entreprise ou une administration, la solution de facilité, face à l’emprise galopante de l’informatique, est d’externaliser, de sous-traiter, voire de délocaliser en Inde tout ou partie de ses moyens numériques (ses machines, ses applications, ses hommes, ses données, voire des parties complètes de ses processus opérationnels digitalisés). Cela a permis la mode de l’infogérance.

ATOS s’est glissée dans le confort de cette tendance qui s’est particulièrement développée dans des services de l’État ou des entreprises publiques français peu à l’aise pour recruter des nouvelles compétences ou investir dans des techniques et infrastructures à durée de vie relativement courtes.

Enfin ATOS n’a pas, hors du dévissage du cours de bourse, vraiment intéressé les médias.

ATOS reste une entreprise technique « d’infrastructures » ou « de logistique ». Elle ne suscite pas les passions intellectuelles accordées à l’IA. Elle ne contribue pas au mythe de la « start-up nation ». La situation opérationnelle de l’entreprise n’est pas médiatisée.

Alors que penser de la présente situation ?

Une forte inquiétude est de rigueur.

Malgré le sursis temporaire qu’a apporté en juillet un accord de réduction de la dette par les banques, on ne peut que craindre une chute d’ATOS et, de ce fait, une extrême fragilisation des infrastructures numériques qui conditionnent pourtant notre souveraineté en matière de Défense, de production nucléaire, de distribution électrique, de santé, de sécurité routière, etc.

Cette inquiétude est, en ce mois d’octobre 2024, alimentée par un traitement en cours du dossier de nature essentiellement financière. La procédure actuelle de sauvegarde est pilotée par un Tribunal de Commerce qui, par fonction, n’est pas une instance de planification industrielle et de régulation stratégique. Les discussions entre ATOS et l’État, pour le rachat d’activités stratégiques à hauteur de 700 millions d’euros, sont au point mort sur fond de surenchères financières de la part d’actionnaires privés qui, un comble, arguent de la mauvaise situation financière de l’entreprise dont ils sont responsables pour demander plus d’argent public.

Face aux mesures de sauvegarde à prendre pour que nos activités souveraines ne soient mises en péril par une insouciance numérique collective, trois orientations s’imposent : 

  •  Qu’ATOS fasse rapidement l’objet, au bon niveau de l’État, d’une sérieuse prise de conscience et d’une ferme volonté de prise de contrôle stratégique ; 
  •  Que la récupération des acquis techniques et humains d’ATOS soient rapidement engagée au profit de vrais industriels français ou européens ;
  •   Que les entités publiques cessent de croire que la confortable externalisation du numérique est une politique responsable. Les activités externalisées auprès d’ATOS par les clients publics, y compris civils, doivent être exfiltrées et replacées sous leur gouvernance directe.

Il est temps de comprendre, Monsieur le Premier Ministre, que les infrastructures numériques d’activités régaliennes sont elles-mêmes des activités régaliennes..

Article 9 : « l’ÉTAT PEUT-IL RESTER UNE PASSOIRE NUMERIQUE? »

Dans le dernier article 29 de mon précédent blog, https://jacherenumerique.com , consacré à l’aménagement numérique du territoire, j’ai déjà eu l’occasion d’aborder la question en France du pilotage par l’État de ce secteur. Mais le numérique s’invite toujours plus dans tous les interstices de nos vies, personnelles comme collectives, économiques comme culturelles, civiles comme militaires. Il est devenu un enjeu de souveraineté.

Cette transformation profonde, rapide et irréversible de la société se fait dans l’indifférence de l’État. Il n’y a plus de Ministre mais une Secrétaire d’État qui est novice et qui ne dispose pas d’une administration dédiée avec de vrais moyens d’action. Le numérique n’a pas non plus fait l’objet d’une déclaration stratégique du Président de la République.

Il y a pourtant urgence à disposer d’objectifs, de moyens et d’une organisation de gouvernance pour engager une transition numérique de la société française qui soit fondée sur des choix de la France. Une telle volonté politique est d’autant plus prioritaire, faut-il le rappeler, que le numérique a créé toutes sortes d’interdépendances, qu’il nous a mis sous une puissante domination économique américaine et qu’il sert de vecteurs d’infiltration de la part de pays impérialistes anti-occidentaux.

De plus, le numérique est bien trop complexe, évolutif et invasif pour se contenter d’attitudes émotionnelles et de raisonnements seulement partiels ou sommaires.

Une telle volonté de gouvernance du numérique est ambitieuse. Bien sûr il s’agit de faire face à des innovations galopantes. Bien sûr les leçons de l’histoire sont sombres avec les échecs d’un Plan Calcul, la disparition d’une industrie hexagonale performante de télécommunications et l’évanouissement du concept de services public universel d’accès aux réseaux. Bien sûr l’action en numérique doit affronter, dans une France surendettée, le mur des investissements qu’exigent le réarmement industriel, le combat des insécurités, la réorganisation du secteur de la santé et la refondation du système d’éducation. Bien sûr, il faudrait pouvoir disposer d’un personnel politique et d’une organisation gouvernementale dominant ces complexités.

Mais cette stratégie d’armement numérique du pays peut néanmoins compter sur des points d’appui. Il existe dans le secteur public des acteurs spécialisés, sérieux et compétents. Citons :

  •  L’ARCEP (Autorité de Régulation des Communications Électroniques, des Postes et de la distribution de la presse) qui régule « les réseaux comme bien commun » ;
  •  L’ANFR (Agence Nationale des Fréquences Radioélectriques) qui gère la ressource rare des ondes hertziennes ;
  •  Les acteurs publics de la Défense et de la Sécurité qui disposent de compétences techniques et humaines ;
  •  Les services techniques de plusieurs ministères qui informatisent leurs fonctionnements ;
  •  Des Régions qui combattent les fractures numériques. 

Dans les entreprises, des compétences sont également bien présentes comme dans les secteurs de la défense et de l’aéronautique. Le pays dispose aussi d’une recherche et de cursus universitaires internationalement appréciés, comme la médiatisation sur l IA s’en fait l’écho. Le secteur bancaire, en particulier mutualiste, sait offrir au grand public des services dématérialisés de qualité. Les opérateurs de télécommunications, à défaut de bien couvrir géographiquement le territoire, assurent des offres raisonnables de connectivité. Le fournisseur d’accès internet OVH a réussi à prendre une dimension européenne.

Pour guider la construction d’une stratégie publique volontaire et efficace en numérique, je propose de privilégier trois champs d‘action.

1) Le premier est celui de la culture.

Face au numérique, le pays doit être instruit. 

Cette obligation concerne l’État lui-même qui doit se modifier pour pouvoir s’appuyer sur une organisation structurée de savoirs humains, sur une production continue d’informations de qualité et sur une structure dédiée de pilotage de programmes d’actions et d’évaluation. Pourquoi pas une Agence Nationale du numérique, avec des subsidiarités régionales ?

Cette obligation vise aussi la population qui, accédant au numérique, doit le faire en adulte raisonnable et capable d’auto-défense. La population doit être une utilisatrice avisée et ne doit pas succomber aux risques de manipulation, de surconsommation et de sur-dépendance. Pourquoi pas des Universités Permanentes du Numérique ?

Avec une population formée et informée, la tentation de surprotéger l’utilisateur par la multiplication d’obligations, de règlementations et de normes, comme l’Européen RGPD, Règlement Général sur la Protection des Données, ne sera plus nécessaire.

Cette action publique d’éducation généralisée et permanente est complémentaire de l’action subtile qu’exigent au plan scolaire les confrontations progressives des enfants et des jeunes avec le numérique.

2) Le second champ stratégique pour un numérique souverain est celui d’une action publique urgente en direction d’une politique de l’offre.

Comme pour toutes les activités humaines fondées sur des systèmes physiques complexes, c’est au niveau de l’offre que se construisent des activités de qualité, fiables, durables, indépendantes et éthiques.

La récente lucidité de l’État dans le règlement du dossier de l’entreprise de service informatique ATOS est à regarder comme une lueur d’espoir vis-à-vis de la compréhension de l’importance de l’offre dans la souveraineté nationale.

La primauté d’attention à accorder à l’offre s’impose tout particulièrement vis-à-vis des marchés grand public. Dans tout domaine complexe, la demande est entièrement dépendante et façonnée par l’offre. En numérique, contrairement à des domaines plus simples comme l’alimentation ou l’habillement, l’autoproduction ou l’approvisionnement en circuit court sont hors de propos.

Actuellement la politique de l’État n’est pas une politique d’offre. Elle se contente d’émotion procurée par le rêve de la « tech » et du financement de « licornes » allant jusqu’à annoncer la création de 100 licornes d’ici 2030 et l’introduction en bourse 10 d’entre elles d’ici 2025.

Cette affection pour l’innovation par les « start up » a le défaut de ne s’intéresser qu’à l’amont de l’offre. Cela aboutit à faire l’impasse sur les confrontations de l’offre avec les besoins et les comportements des utilisateurs. Cela rend possible le marché d’intérêts particuliers comme la vente à l’étranger des sociétés embryonnaires que sont les start up. Cela ne construit pas un processus d’évaluation de l’utilité réelle de l’offre pour la société. Cela ignore la réalité de la sophistication des moyens mis en œuvre par les grands groupes pour construire leurs offres innovantes. Cela ignore aussi la puissance des collaborations et partenariats externes pour créer des offres nouvelles.

Il se dit en matière d’attractivité de la France que le numérique est, avec les frites de McCain, en bonne place. Plusieurs milliards d’euros d’investissement sont annoncés par des entreprises américaines du secteur comme Microsoft, Amazon ou IBM. Il y a des aspects flatteurs pour nos emplois, pour nos économies locales et pour la valorisation de nos formations techniques. Mais ces montants d’investissement en France sont à comparer aux 30 milliards d’euros investis par Intel dans une usine de semi-conducteurs en Allemagne. En réalité ces décisions d’investissements en France ne sont pas motivées par la construction d’une filière numérique française souveraine mais par l’utilisation de notre énergie électrique nucléaire décarbonée, notamment dans les « data centers » énergivores.

L’Europe est active en numérique. Après le RGPD de 2018, il y a eu le DMA, Digital Markets Act, et le DSA, Digital Services Act, en 2023 pour limiter la domination économique des grandes plateformes et la diffusion en ligne de contenus et produits illicites. Cette orientation vient d’être reprise en ce début 2024 par l’IA Act. Ce dynamisme n’est qu’apparence. Il se contente de nourrir une politique de l’affect qui consiste à privilégier la défense des victimes contre les grands groupes. Cette politique ne remplace en aucune façon l’exigence de s’attaquer à la construction d’une offre souveraine.

Construire une politique de l’offre c’est aussi faire preuve de lucidité vis-à-vis de la Chine avec laquelle nous ne sommes plus dans des rapports seulement marchands. La culture chinoise sait à la fois se donner du temps et agir avec douceur et détermination, sans faire la guerre. La naïveté n’est plus de mise.

3) Le troisième champ d’action est celui d’une stratégie d’union à l’échelle de l’Europe.

Le réalisme s’impose. La France a des finances publiques exsangues, elle ne produit pas de numérique civil « d’origine française » et l’opérationnalité de gouvernance de son appareil public dans ce domaine du numérique est modeste.

La construction d’une souveraineté numérique pour le monde de demain ne peut s’envisager que par une volonté d’union, de coopération et de mise en commun de moyens, notamment financiers, à l’échelle de l’Europe.

Les mobiles qui justifient actuellement la création d’une politique européenne de la défense, s’appliquent parallèlement au numérique.

En appui à la construction d’un secteur de l’offre, le numérique européen devra utiliser sans complexe le levier du marché intérieur, à l’image de ce que savent très bien faire les États-Unis ou de ce qu’à su faire aussi l’Europe. Elle s’est historiquement construite dans cette logique. Cela a été d’abord sectoriel avec la CECA, Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier pour ensuite être étendue à toute l’économie, avec le Marché Commun. Rappelons qu’en matière d’offres et d’entreprises, les clients et les chiffres d’affaires générés sont la clef de voute des équilibres financiers et des croissances.

Un tel projet de pacte d’offre numérique européenne peut s’appuyer sur des pratiques et des acquis, comme par exemple :

  •  Les travaux récents précités en matière de protection des utilisateurs ;
  •  Les coopérations entre régulateurs au travers de l’ORECE (Organe des Régulateurs Européens des Communications Électroniques) également connu comme BEREC (Body of European Regulators for Electronic Communications) ;
  •  Les pratiques de puissantes coopérations entre les industries voisines du numérique, de l’aéronautique, du spatial et de la défense ;
  •  La construction de la première infrastructure pan-européenne que constitue le système satellitaire de géopositionnement GALILEO, lancé sur initiative française en 1994.

Il reste à vouloir que la construction d’une solide transition numérique européenne fondée sur une politique commune et garantissant notre souveraineté soit dans le programme de gouvernance de la prochaine Présidence de l’Europe.

Article 8 : « ET SI L’IA NOUS OBLIGEAIT A ÊTRE INTELLIGENT? »

J’ai déjà parlé d’intelligence artificielle en juin 2023 dans mon article 4 « L’abus d’IA est dangereux pour la sante : à consommer avec modération ». En effet les performances technologiques sont spectaculaires et les applications et usages de l’IA se multiplient, se diffusent et s’infiltrent dans nos vies, avec autant de vraies utilités que de risques sérieux. Il est ainsi bon de continuer à en parler et à rechercher, face à une médiatisation frénétique, la vérité sur les complexités et les exigences de l’IA.

Dans cette optique, je vous propose 7 « clefs de compréhension ».

1) Pour commencer, relevons que la médiatisation de l’IA cultive de multiples biais.

Le premier est d’ordre linguistique. L’acronyme français IA pour Intelligence Artificielle est compris comme une alternative et une amélioration des performances du cerveau humain. Or le mot anglais « intelligence » présent dans l’acronyme « AI » pour « Artificial Intelligence » est beaucoup plus fonctionnel et désigne simplement les activités humaines de compréhension des situations, de recherche d’information et de coopération avec des tiers. L’illustration courante de ce terme se trouve dans « intelligence service » ou service de renseignement. Il vaudrait mieux parler, par exemple, de traitement algorithmique performant pour coller à la réalité du processus.

L’IA est présentée depuis un an comme une rupture récente du numérique. Aussi fascinante et prometteuse qu’elle soit, l’IA n’est qu’une accélération de l’usage d’outils électroniques pour automatiser et perfectionner des activités humaines, Depuis le pionnier Alan Turing, ce n’est que du progrès en matière de mathématiques et de statistiques, de traitement informatique et de communication électronique, progrès en marche depuis les années 1950.

Le battage médiatique actuel a démarré avec l’ouverture au grand public d’outils spectaculaires d’IA générative. Il a ensuite été alimenté par les rebondissements dans la saga de la concurrence entre chercheurs et acteurs économiques pour accéder aux ressources financières et aux moyens de calcul consommés par l’IA. Cette surmédiatisation s’est ensuite nourrit de fabuleuses promesses de gain de productivité et de prédictions sur le remplacement de l’homme par la machine. Or il reste beaucoup d’énergie authentiquement cérébrale à dépenser avant que l’IA ne remplace l’homme. Pour Yann Le Cun, l’un des inventeurs français de l’apprentissage profond, « l’IA ne devrait pas nous menacer mais nous renforcer. C’est le début d’une renaissance et d’une nouvelle ère des lumières ».

2) L’IA permet de générer, grâce à des algorithmes et des bases de données préenregistrées, du texte et des images qui sont de véritables produits de synthèse, comme on en connait en chimie. Un enjeu essentiel de l’IA est ainsi de qualifier de tels produits en faisant la transparence sur les 3 domaines amont qui contribuent à leur fabrication : les données, les algorithmes et les requêtes. La régulation de l’IA est à rapprocher de celle engagée en alimentation, avec ses luttes contre les OGM, avec ses obligations de transparence sur les ingrédients utilisés, avec ses appellations contrôlées ou avec ses mentions de Nutri-score.

Par sécurité envers les informations numériquement modifiées (INM), on devra prévoir un label pour distinguer les productions d’une IA des textes et images naturelles directement issues du travail du cerveau humain. Cette recherche de transparence est au cœur de la lutte contre les fausses informations et de la préservation de la démocratie.

3) Les productions de l’IA reposent sur l’exploitation, notamment statistique, de stocks de données préenregistrées. La force du raisonnement statistique est de permettre d’avancer en milieu incertain à partir de connaissances partielles : les données collectées sur les échantillons. Mais les outils statistiques ne savent pour autant éliminer tous les risques.

Ainsi la valeur des résultats de l’IA est tributaire de l’adéquation des bases de données exploitées avec la requête émise. Par exemple, l’usage de données collectées auprès de populations nord-américaines conduit à des réponses sans valeur pour des questions concernant des européens. La validation par l’homme de la pertinence des données utilisées est ainsi une des clefs de la valeur de l’IA.

Les productions de l’IA, qui extrapolent des données passées, sont conservatoires. D’une certaine manière l’IA valorise la notion de jurisprudence. Ses performances sont bien plus médiocres dès lors qu’il s’agit de faire des prédictions.

4) Il est important de distinguer les contextes de mise en œuvre de l’IA, selon qu’ils sont fermés (notamment professionnels) ou ouverts (notamment destinés au grand public).

Dans les applications fermées, par exemple pour l’automatisation de processus industriels, l’aide au diagnostic médical ou la conduite de véhicules techniques, l’utilisateur s’appuie moins sur de l’IA que sur des systèmes experts. Les risques sont mieux cernés, les complexités sont mieux identifiées et les outils statistiques de réduction des incertitudes sont plus performants. Il s’agit d’IA d’assistance et d’aide à la décision. L’humain, s’il est bien formé, est alors en situation de compréhension et de contrôle des outils qu’il utilise.

Il n’en est pas de même pour les usages de l’IA en milieux ouverts, notamment pour les applications impliquant le grand public. L’amont y est généralement opaque et les risques et les complexités de compréhension y sont grands. Malgré des performances spectaculaires, la voiture individuelle autonome n’a pas tenu ses promesses annoncées il y a 10 ans et elle n’est plus d’actualité.

Tous les entrants de l’IA ont besoin d’être contrôlés par l’homme. C’est une faute d’être passif, de laisser l’IA faire seule et de croire qu’elle est plus puissante qu’elle n’est. Un grand danger de l’IA est la paresse.

5) L’IA fragilise la société et nourrit les conflits géostratégiques et les volontés impérialistes. La Russie l’utilise explicitement comme arme de déstabilisation de l’Occident. La Chine l’emploie comme vecteur de pénétration et d’asservissement de ses contrées-cibles. L’IA, notamment par les enjeux de cybersécurité, continue à entremêler les mondes civils et ceux de la défense, comme cela s’est progressivement accru avec le développement des composants et des infrastructures de communications électroniques.

L’IA est devenu un enjeu de souveraineté et de sécurité. La déclinaison politique demande à être abordée sur de multiples plans : la recherche, les compétences humaines, la création et la protection des données, la capacité de calculs, l’offre industrielle, la maîtrise des risques. La Commission Européenne s’y essaye avec une première loi de régulation focalisée sur les risques pour les usagers, l’IA Act. Elle a été approuvée par le Parlement Européen le 13 mars dernier et voudrait œuvrer à une « IA digne de confiance en Europe et au-delà ». Elle crée des obligations dégressives (interdiction, certification, transparence, liberté) au regard de 4 niveaux de risque (inacceptable, élevé, limité, minime). Un Office européen de l’IA, est créé en février 2024.

6) L’IA va transformer la nature des emplois en automatisant des tâches et va très probablement nous pousser à accepter une modification du paradigme de l’organisation du travail et peut-être même de l’organisation sociétale de notre démocratie. Mais pour le moment c’est sans vraiment nous pousser à travailler à des valeurs et solutions globales : une autre paresse encouragée par l’IA ?

7) La maîtrise des mécanismes de l’IA et son utilité relèvent de processus très différents de ceux qui président au développement de l’intelligence humaine. S’il doit y avoir des passerelles entre ces intelligences, il ne peut être admis de substitution et c’est la tache vertigineuse de ceux qui auront la responsabilité de la formation des prochaines générations.

Pour conclure, je vous souhaite de cultiver votre imagination, votre vision globale et votre esprit critique, c’est-à-dire travailler sur votre intelligence humaine face à l’onde de choc qu’est l’intelligence artificielle.

Article 7 : « VICES ET VERTUS DU NUMÉRIQUE »

Après les progressives montées en puissance de l’informatique, des télécommunications et de la télévision en fin de siècle dernier, la numérisation de la société s’est accélérée avec le développement de l’infrastructure internet, des terminaux personnels et mobiles et des centres serveurs. Durant cette période d’installation d’un numérique de grande diffusion, ce sont essentiellement les médias audiovisuels qui ont pris le relais des livres et de la presse comme vecteur d’information, sinon de propagande. Pendant ce temps, l’expansion des GAFAM nord-américaines, dont nous dépendons étroitement, s’est faite principalement en recherchant dans la technologie des leviers de dominance économique.

Aujourd’hui, les systèmes numériques sont devenus des instruments privilégiés d’influence et les régimes autoritaires s’en servent abondement pour exercer leur pouvoir interne comme leur géostratégie expansionniste. Citons trois exemples.

La Chine utilise depuis une décennie la fourniture à bas coût d’équipement de télécommunications pour contrôler les infrastructures numériques de pays étrangers. Elle utilise également les réseaux sociaux mondiaux pour pratiquer l’aspiration de données personnelles et la manipulation des opinions, notamment celles de la jeune génération. La Russie industrialise la création de fausses informations pour déstabiliser l’Occident, comme cela a commencé à grande échelle à l’occasion de l’élection de Donald Trump. 

En plus de ces pratiques étatiques, le numérique est le théâtre de visions dominatrices de la part d’idéologues « technomaximalistes ». Ils imaginent, notamment aux États Unis et en s’adonnant au culte de la recherche, de l’innovation et de la liberté (la leur ?), un monde élitiste, automatisé et sans gouvernance publique.

Dorénavant, le numérique est, à l’image du nucléaire, un domaine technologique majeur pour les équilibres géostratégiques et la sécurité du monde. Dans un tel contexte, il est nécessaire que chaque homme développe, au-delà de ses connaissances pratiques pour ses propres besoins professionnels ou personnels, une éthique claire envers ce que le numérique véhicule. C’est urgent car :

  •  Le numérique repose sur des systèmes internationaux, complexes et évolutifs hors de portée du contrôle humain direct : par la délocalisation des traitements, par la rapidité d’exécution, par l’invisibilité des supports comme les signaux électriques ou hertziens, par la miniaturisation des composants électroniques, par la non transparence sur les codages, les algorithmes ou les données utilisées ;
  •  Le numérique peut constituer un vecteur d’inhibition, d’enfermement et de blocage de l’intelligence humaine ;
  •  Le numérique a dorénavant la potentialité d’être un danger majeur pour la démocratie et la souveraineté de l’Occident.

Pour progresser dans cette voie d’une lucidité structurelle, voici quelques caractéristiques marquantes des offres et des usages, que nous classeront, de manière ludique, en vices ou vertus.

1) LE VICE DE LA GRATUITÉ

Un premier vice du numérique est une gratuité omniprésente. De multiples services sont gratuits en application soit de principes généreux d’universalisme soit de formules de troc plus ou moins transparentes, comme celles assises sur la publicité.

Ce recours massif à la gratuité engendre un triple effet pervers :

  •  Il enracine l’utilisateur dans l’occultation des moyens nécessaires à la production des services : le travail humain pour la conception ; les infrastructures filaires ou hertziennes pour les accès et les échanges ; les serveurs pour le traitement et le stockage ;
  •  Il encourage la surconsommation, la passivité, voire les addictions ;
  •  Il déséquilibre les échanges et favorise toutes sortes de manipulations descendantes, du sachant et du puissant vers le mal informé et le faible.

La gratuité va à l’encontre d’un usage responsable et raisonné des services numériques et enchaîne l’homme à la dépendance et à la consommation d’électricité.

Cette gratuité masque l’exigence de consommation de toujours plus de ressources matérielles : les centres serveurs, les réseaux, les terminaux et les objets connectés.

Pour les acteurs de l’offre, la gratuité de l’accès à internet donne lieu à d’intenses conflits d’intérêts et de négociations entre les gestionnaires d’infrastructures (les contenants) et les fournisseurs de services (les contenus) pour organiser l’écoulement des trafics et les clefs de répartition des coûts.

2) LE VICE DE L’ANONYMAT

L’anonymat constitue un second vice du numérique, à l’image de ce qui produit pour le vélo en ville qui, en l’absence de plaque d’immatriculation, pousse le cycliste, sûr de sa modernité, à de fréquentes irresponsabilités et abus de comportement ! Contrairement aux domaines du transport, avec ses immatriculations des véhicules terrestres et avec ses boites noires dans les camions et les avions, le numérique n’offre pas de solides processus de traçabilité et de preuves pour suivre les comportements réels.

Au prétexte de l’utopie initiale de liberté et d’universalisme, l’anonymat en numérique facilite le développement de multiples jungles aux facettes complexes et contradictoires :

  •  Les noms et adresses des points d’accès et des serveurs qui sont à la base de la connectivité (les URL ou Uniform Resource Locator) paraissent être un vecteur de transparence. Mais des détournements existent pour opacifier la communication et cacher les vraies responsabilités, avec des « redirections », avec des « services de masquage » ou avec « des réseaux écrans anonymes ». C’est pour sortir de ces dissimulations et lever l’anonymat que les connexions aux services sensibles, comme ceux des banques, se sont sophistiquées au fil des années en utilisant des identifications en plusieurs étapes.
  •  Les fameux cookies laissés par un serveur dans le terminal d’un utilisateur visent à produire des traces pour, théoriquement, personnaliser et fluidifier les échanges. Mais ils servent aussi à asservir l’usager et à capter des informations personnelles. Ceci a conduit l’Europe, en pionnière, à légiférer en 2018 avec son Règlement Général de Protection des Données (RGPD).
  •  Les apparences d’anonymat ne résistent pas aux multiples techniques invisibles qui sont employées par les régimes autoritaires pour collecter les données personnelles et surveiller leur population.
  •  L’anonymat des traitements et des échanges pose la question des droits d’auteurs.

La levée de l’anonymat mérite d’être vu comme un droit pour circuler de manière sécurisée sur les infrastructures numériques. Ce n’est pas sûr que les conceptions ambitieuses d’un nouveau Web 3, décentralisé et autogéré pour sortir de l’emprise des géants du net, soient à la hauteur d’une ambition morale vertueuse du numérique. Les errements montrés jusqu’à présent par les crypto-monnaies ne poussent pas à y croire.

3) LE VICE DE L’OBSOLESCENCE ET DES DURÉES DE VIE COURTES

Un troisième vice du numérique est sa prédilection pour l’obsolescence accélérée de ses supports matériels et logiciels, vice renforcé par le culte de l’innovation. Le numérique n’est pas en phase avec les cycles longs du réel et les besoins humains.

Dans mon article 5 sur la domotique « attention aux puces dans votre logement » j’ai analysé le danger des diminutions drastiques des durées de vies des matériels et des équipements de nos habitations.

L’homme a besoin de temps longs et ce besoin est trahi par :

  •  L’obsolescence rapide des batteries qui fragilise nos terminaux portables,
  •  Les mises à jour continuelles exigées pour les systèmes d’exploitation de nos terminaux, 
  •  La survalorisation de la « tech » et du culte de l’innovation, comme dans la politique publique nationale en numérique.

4) LE VICE DES DISCRIMINATIONS D’USAGE

Un quatrième vice du numérique est constitué des discriminations d’usage qu’il génère. Le numérique est loin d’être égalitaire. Le Covid en a révélé l’ampleur. Mon précédent blog, https://jacherenumerique.com, en a largement rendu compte.

5) LE VICE DE L’ABSENCE DE PREUVE

Un cinquième et dernier vice du numérique est constitué de la triple conjonction d’une absence généralisée de transparence, d’une incapacité à produire des preuves et d’une volatilité à l’accès aux données. Pour vos photos, n’oubliez pas de les tirer sur papier si vous rêvez de pouvoir les montrer à vos enfants, a fortiori vos petits-enfants. Sinon vous n’y aurez plus accès : les formats de fichiers auront changé et les serveurs de stockage, par exemple les fameux cloud, ne vous seront plus, pour de multiples raisons, accessibles.

6) LA VERTU DE L’ACCÈS AUX SAVOIRS

Passons aux vertus : le numérique est un admirable outil d’accès aux savoirs, avec de puissants systèmes pour s’informer, comprendre le monde et se cultiver.

C’est une évidence. Trois exemples simples pour enfoncer le clou :

  •  Wikipédia, « l’encyclopédie libre que vous pouvez améliorer » ;
  •  Les moteurs de recherche pour collecter, sur de vastes étendues, de l’information ;
  •  Les sites en accès libre de présentation des activités d’innombrables structures.

Il y a eu le livre, les revues papier et la photographie argentique, il y a eu la télévision, le disque et le cinéma analogique et maintenant le numérique est un support de culture incontournable. C’est cependant avec des réserves en raison du double contexte des potentiels croissants de manipulation du réel et des interférences complexes du numérique avec les processus éducatifs. L’accès vertueux aux savoirs par le numérique exige des moyens matériels et intellectuels comme des dispositions d’esprit. L’esprit critique et le recul sont de mise.

7) LA VERTU DE L’OUVERTURE AUX AUTRES

Une autre vertu du numérique : l’ouverture des champs relationnels en enjambant de multiples formes de barrières temporelles (par les communications en différé ou asynchrones) ou spatiales (par les échanges à distance). Avec le numérique, la communication en face à face direct perd, malgré ses richesses irréductibles, son exclusivité. De nouveaux supports de communication individuelle ou en réseau ont été créés. Des processus de signature, de certification ou de suivi ont été imaginés, à l’image de ce qu’avait su faire le courrier postal.

8) LA VERTU DE LA VALEUR DU SERVICE RENDU

Avec le numérique, d’innombrables nouvelles formes de services à distance se sont développées. La liste des télé-services de qualité qui représentent une vraie utilité pour l’homme est immense. Tout le monde en connait, qu’ils soient destinés aux mondes professionnels ou à la sphère personnelle.

A propos de cette vertu du numérique, un constat s’impose : la prouesse technique ne suffit pas. La pertinence et la qualité du service rendu sont aussi primordiales. IBM, initialement seulement constructeur de matériel informatique, s’est relancé dans les années 80 dès lors qu’il a complété son offre par une stratégie de services. Ericsson, dans les réseaux de télécommunications, a très tôt eu cette culture du service rendu. Il est toujours un fleuron de l’industrie européenne. Son ancien concurrent, Alcatel, qui n’avait pas cette culture, a disparu. Le succès d’un Apple ou d’un Amazon repose, au-delà de la qualité du matériel ou de la logistique, sur des attentions fortes apportées à la conception et au suivi du service rendu.

Le numérique est friand de complexités et d’invisibilités et l’attention par l’offreur à la pertinence et à la qualité, voire à la beauté, du service rendu permet à l’utilisateur, a fortiori s’il s’agit d’un usager individuel, de se l’approprier. 

9) LA VERTU DE LA CONCERTATION

Relevons enfin qu’en numérique la concertation occupe une place centrale. Il n’y a pas de téléphonie mondiale, de réseaux internet, d’usage partagé du spectre hertzien ou de paiement bancaire dématérialisé, sans le recours en amont à de solides dispositifs multi-acteurs pour rendre interopérables des systèmes différents et pour exploiter des ressources communes ou rares. Le numérique n’existe que sur les fondements d’innombrables processus normatifs, d’interconnexions et de transactions construits à force d’identification réciproque, de mutualisation, de concertation et de négociation.

Les pratiques de création en « open source », en matière de données comme de logiciels, sont un exemple de ces collaborations ouvertes.

Si le numérique nourri de multiples vices, il développe aussi de puissantes pratiques vertueuses à l’échelle mondiale du vivre ensemble. 

Pour terminer, relevons qu’au démarrage de l’ère des communications électroniques, les États étaient opérateurs, avec le soutien du multilatéralisme onusien. Ils organisaient l’interconnexion et l’écoulement des trafics et géraient les ressources rares que sont les fréquences hertziennes et les numéros ou adresses personnelles. Mais aujourd’hui, dans le monde occidental, les États ne sont plus les maîtres des services numériques de grande diffusion. Les États maîtrisent de moins en moins les leviers de l’offre, dorénavant aux mains de grandes entreprises, avec l’appui le cas échéant d’organismes indépendants (comme l’ICANN pour la coordination technique des ressources fondamentales d’Internet). Dans ce nouveau monde sectoriel occidental sans impulsion stratégique par les États et sans gestion directe de services publics, l’intérêt général est seulement porté par l’action de régulateurs.

C’est dans un tel contexte que la Commission Européenne essaye d’innover en multipliant les Directives.

Article 6 : « PETITE LEÇON DE GÉOGRAPHIE »

Les Français sont nuls en géographie, c’est bien connu. De multiples causes à cela : la médiocre place de la géographie dans notre système éducatif, l’absence de filière publique identifiable par un haut niveau de savoir géographique et l’émiettement des métiers spécialisés utilisant des références géographiques. La géographie ne dispose pas de réseau humain d’influence ou de pouvoir. 

Cet état de fait, associé à une hyper concentration de l’État, explique le retard de la France en matière d’aménagement numérique du territoire. J’ai décrypté la situation de la jachère numérique dans laquelle se trouve l’hexagone au travers d’une trentaine d’articles de mon précédent blog https://jacherenumerique.com, du début 2019 à mi 2022. Mon article  du 2 aout 2021, « La géographie : la clef des batailles du numérique », montre que, sans accroitre le niveau et la diffusion des savoirs géographiques, les fractures numériques territoriales ne seront pas effacées.

Sans connaissance détaillée de la géographie, l’accès égalitaire aux usages du numérique reste utopique.

A l’inverse, une question se pose : qu’est-ce que le numérique apporte à l’homme dans sa maîtrise de l’espace terrestre, à l’échelle de sa vie quotidienne comme pour ses échanges mondiaux ? La surmédiatisation de ce qui est appelé « Intelligence Artificielle » cacherait-elle un parallèle développement d’une « Intelligence Géographique » ? Les nombreux concepts ou produits « d’informatique spatiale » en cours de développement comme l’Apple Vision ou les outils de « réalité augmentée », nous entraineront-il vers de nouvelles relations avec nos environnements immédiats?

La géographie est une préoccupation ancestrale de l’homme. Elle a été très tôt un savoir de conquête. Elle a concentré de l’intelligence et permis des découvertes fondatrices comme la forme du globe terrestre ou la navigation astronomique. Elle est au cœur de l’art du commerce, de la guerre et des transports.

Des contributions majeures pour la maîtrise de l’espace et des distances ont été apportées tout au long du 20ème siècle par les ancêtres du numérique qu’ont été les télécommunications filaires ou hertziennes. Le téléphone a permis aux hommes d’être reliés à travers le monde. Les systèmes hertziens de communications ont joué un rôle déterminant dans les transports aériens et terrestres.

Les années 90 ont été une décennie d’avancée fulgurante par la contribution du numérique à la géographie grâce à la concomitance temporelle de trois progrès. Le premier est l’éclosion d’Internet qui a envahi tous les domaines des communications électroniques et a assis la richesse de l’échange des données. Le second est la diffusion des téléphones portables et autres « Personnal Nomadic Devices ». Le troisième est le géopositionnement en tant que production automatique de coordonnées géographiques. Ces trois révolutions ont permis la production en continu et en temps réel d’une masse de données de localisation en quatre dimensions (latitude, longitude, altitude et date) et d’une très grande précision, de l’ordre de 20 cm en horizontal et 40 cm en altitude.

Au fait, savez-vous comment fonctionne le géopositionnement, vous qui utilisez à longueur de journée les signaux du système GALILEO, sans doute comme Monsieur Jourdain, c’est-à-dire sans le savoir ?

Le géopositionnement repose sur trois fonctions numériques :

1) L’émission, en continu et en direction de la terre, de signaux hertziens spécifiques produits par des systèmes satellitaires, les GNSS ou « Global Navigation Satellite Systems », comme le GPS américain ou l’Européen GALILEO ;

  • 2) La réception et le traitement de ces signaux par des puces électroniques intégrées aux téléphones mobiles ou équipements embarqués à des fins de produire en temps réel les coordonnées géographiques de la puce ;
  •  3) L’exploitation de ces données de positionnement pour produire des services, soit localement dans le l’appareil mobile, soit à distance dans des serveurs avec lequel ce dernier communique via les réseaux internet de télécommunication terrestre (fixes en fibre optique ou hertziens, 3G, 4G, ou 5G).

GALILEO présente une caractéristique géostratégique remarquable : être la première infrastructure multinationale européenne. Son origine remonte à 1994 lorsque le fleuron français de l’époque, Alcatel Space, recherchait de la charge pour ses usines de satellites et a convaincu la Communauté Européenne de lancer un GNNS européen indépendant des américains. Il s’agissait de faire concurrence à leur GPS ou « Global Positionning System » à gestion militaire, crée dans les années 70 et dont un service gratuit ouvert au public venait d’être lancé. Quelques autres GNSS existaient ou étaient en projet dans le monde, comme le Chinois BEIDOU, le Russe GLONASS, l’Indien IRNSS ou le Japonais QZSS.

Le défi pour GALILEO a été triple : développer une coopération industrielle à l’échelle de l’Europe concernant essentiellement l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne et la France ; rattraper le retard de l’Europe sur les USA au plan des technologies satellitaires et créer une gouvernance civile de pilotage.

 L’infrastructure GALILEO offre quatre classes de services :

  • 1) Un service gratuit ouvert au public (celui que Monsieur Jourdain utilise à longueur de journée) fondé sur des signaux seulement descendants en provenance des satellites ;
  •  2) Un service payant de haute précision, avec diverses valeurs ajoutées (comme une garantie du service ou une meilleure précision de la datation et des données de positionnement) ;
  •  3) Un Service public réglementé pour les utilisateurs professionnels (services d’urgence, transport de matières dangereuses, etc.) ;
  •  4) Un Service de recherche et secours.

De surcroit, le jeune GALILEO offre plus de précision dans le géopositionnment que le GPS.

GALILEO a pris plus de 10 ans de retard par rapport au projet initial de 1999 et ses premiers satellites ont commencé à fonctionner en 2016. La constitution de la constellation entière de 30 satellites est prévue pour 2024 (si les derniers satellites sont lancés par l’américain Space X) ou 2025 (si l’Europe attend un vol d’Ariane 6).

Le succès et la formidable démocratisation du géopositionnement est lié à une quintuple conjonction temporelle :

  •  1) L’offre de signaux émis par les nouvelles constellations de satellites GNSS ;
  •  2) La production de masse des puces électroniques permettant à l’utilisateur de recevoir les signaux satellitaires et de calculer, par triangulation, des positions géographiques, ces puces étant à bas couts (quelques euros) et multistandard (pour traiter les signaux en provenance de satellites appartenant à différents systèmes satellitaires comme GPS ou GALILEO) ;
  •  3) Une intégration à grande échelle des précédentes puces dans les terminaux mobiles, les équipements de transport ou les objets connectés. Par exemple, de telles puces font partie de l’équipement électronique de toutes les voitures neuves qui en Europe disposent du système d’appel d’urgence gratuit eCall pour communiquer automatiquement via le 112 avec les services d’urgence en cas d’accident grave ;
  •  4) La maîtrise des cartes numériques et des Systèmes d’Information Géographiques (SIG) qui accumulent de nombreuses couches spécialisées de données ;
  •  5) Le développement d’applications exploitant, localement ou dans des serveurs à distance, les données géographiques afin d’offrir d’innombrables formes de services : des aides à la mobilité automobile comme avec Waze, le suivi de vos activités personnelles comme avec RunKeeper pour sophistiquer vos séances de jogging ou toutes sortes d’outils de marketing pour vous faire envie autour de l’endroit où vous vous trouvez. Naturellement la conduite des trains, des avions, des bateaux et des armes dépend étroitement de tels systèmes numériques de navigation et de pilotage.

Au niveau de l’utilisateur grand public, la précision de la géolocalisation calculée par un smartphone est tributaire du nombre de satellites dont les signaux peuvent être reçus en ligne droite. Une bonne précision demande l’accès à 6 à 8 satellites. C’est pourquoi, ce qui est méconnu, les grands immeubles ou les rues étroites des villes comme les vallées profondes des régions escarpées créent des effets « canyon » qui empêchent la réception en ligne directe des signaux satellitaires. Par ailleurs, ces signaux de faible puissance ne rentrent pas, sauf répéteurs ad hoc, dans les bâtiments ou les tunnels.

Concurrents au départ, les systèmes GPS et GALILEO ont développé des coopérations dont le principal intérêt est d’augmenter le nombre de satellites dont les signaux sont recevables par l’utilisateur et, ainsi, la précision du positionnement calculée.

Pour mémoire, le projet GALILEO s’est appuyé sur un précédent système satellitaire européen EGNOS dédié à l’aviation.

Avec cet actuel géopositionnement numérique permis par les GNSS, la géographie se nourrit d’une profusion de bases de données produites par d’innombrables terminaux et systèmes numériques, individuels comme collectifs, civils comme militaires. Avec le géopositionnement numérique, la géographie, comme science de compréhension et de représentation globale des phénomènes physiques, biologiques et humains sur terre, nous a fait radicalement changer de paradigme. 

Pour illustration, citons trois domaines d’activité qui ont bénéficié de cette révolution :

  •  Le transport routier avec des applications utiles au quotidien comme Waze pour l’assistance à la circulation routière ;
  •  La Défense avec le développement des drones ;
  •  L’agriculture de précision avec les traitements mécaniques des sols et des cultures à partir des positions géographiques fines des tracteurs qui les mettent en œuvre.

Que penser de cette nouvelle ère humaine dans laquelle nous sommes entrés avec la production massive et à bas coûts de données de localisation spatiale ? Cette interrogation vis-à-vis du progrès des techniques numériques mérite d’autant plus d’attention que l’Europe, qui plus est une Europe collective et unie, avec GALILEO, a une responsabilité de qualité dans le segment spatial de la production de telles données.

Je propose trois regards.

En premier lieu, ces nouveaux outils de maîtrise spatiale asservissent l’humanité à la dépendance électrique.

En second lieu, le géopositionnement numérique génère pour des risques à comprendre et réguler : protection des libertés individuelles ; extension du domaine de la cybersécurité aux mobilités aériennes, maritimes ou terrestres. Le géopositionnement est un domaine stratégique.

En troisième lieu se pose la question des conséquences pour l’intelligence humaine de l’excès d’usage des outils de géopositionnement numérique : perte de la mémoire visuelle des lieux ; perturbation de l’équilibre et de l’orientation ; inflation du besoin d’écrans. La carte papier et l’atlas sont des outils robustes et irremplaçables de formation, de stimulation et de mémorisation pour que l’être humain continue à s’approprier l’espace dans lequel il circule.

A titre d’illustration, rappelons qu’une bonne pratique de navigation hauturière sur un voilier consiste à ne pas se contenter du seul usage puissant et confortable d’ordinateur captant les signaux GPS ou GALILEO et intégrant un logiciel de navigation marine. Tenir régulièrement une « estime » sur une carte papier consistant à reporter de proche en proche et en continue sa position est la base d’une navigation intelligente et sécurisée, résistant notamment aux caprices de l’électronique embarquée comme des batteries. De même apprendre à se servir d’une boussole reste un exercice éducatif précieux.

Le géopositionnement numérique a pris nos vies dans ses filets avec les progrès fulgurants depuis les années 90 mais la géographie, une vraie intelligence de conquête, de synthèse et de maîtrise de nos comportements spatiaux, doit aussi pouvoir compter sur des sens, des savoirs et des outils ne dépendant pas de l’électricité et robustes en termes de cybersécurité.

Article 5 : « ATTENTION AUX PUCES DANS VOTRE LOGEMENT »

Vous craignez à juste titre les puces et vous ne voulez pas qu’elles infectent votre logement. Je vous propose des gestes simples et des solutions à portée de main : un spray à base d’eau, de vinaigre, de jus de citron et bien sûr d’hamamélis ; le bicarbonate de soude ou le sel à saupoudrer sur vos tapis, tissus et meubles ; la terre de diatomée qui provoque la déshydratation des puces. De multiples plantes comme le romarin, la menthe, le chrysanthème ou la lavande sont aussi des répulsifs naturels. Et puis, pour les textiles, le lavage à 60° est recommandé, sauf, naturellement, pour votre pull en cachemire.

La traque sans merci de tels insectes dans votre logement vous parait indispensable. Mais qu’en est-il de l’invasion, depuis les années 90, dans votre appartement ou votre maison d’un nouveau genre de puces, les puces électroniques propulsées par la domotique et les objets et systèmes domestiques connectés au nom du concept de « smart home » ?

Ces puces électroniques ne piquent pas mais elles génèrent d’innombrables perversités. Voici quelques exemples courants :

  •  ne pas pouvoir entrer dans son immeuble à l’occasion d’une coupure d’électricité dans le quartier, la serrure électrique de la porte ne disposant pas de procédure d’ouverture manuelle ;
  •  constater que le logiciel du boitier de commande à distance de sa fenêtre de toit à motorisation électrique cesse de fonctionner lors d’un simple changement de pile. Plus de commande, plus de fonctionnement du moteur électrique et l’obligation d’une échelle pour ouvrir manuellement la fenêtre ;
  •  subir l’impossibilité de remplacer du boitier externe récent de visiophonie et d’ouverture à distance de votre porte d’entrée au prétexte que le modèle ne se fait plus et qu’il faut changer toute l’installation ;
  •  supporter que votre compteur électrique communicant Linky, comme votre box d’accès à internet, permettent à des tiers, comme les opérateurs et leurs kyrielles de sous-traitants, de savoir en temps réel si votre logements est occupé ;
  •  être obligé de monter très rapidement sur un escabeau pour changer immédiatement la pile en fin de vie d’un détecteur de fumée qui fait en continu un bruit strident ;
  •  passer plusieurs jours à décrypter, sans l’aide de la notice introuvable, le fonctionnement spécifique de la commande du four de la cuisine d’un gite que vous avez loué pour l’été ;
  •  enfin, ne pas pouvoir rentrer dans votre chambre d’hôtel dont la serrure est uniquement commandée à distance par une tablette murale qui vient d’être victime d’un bug logiciel.

Pourquoi cet engouement à mettre une multiplicité de puces électroniques chez soi et à rêver d’une « smart home »?

La sur-numérisation croissante du logement est évidemment le résultat du culte de l’innovation. La domotique est présentée comme un progrès et une amélioration du quotidien en fournissant des outils :

  •  pour optimiser ses consommations énergétiques et améliorer le confort du chauffage ou de la climatisation ;
  •  pour sécuriser les accès par la vidéosurveillance, par les serrures connectées ou par les motorisations de portes, volets ou fenêtres ; 
  •  pour régler l’éclairage ;
  •  pour automatiser les activités de ménage, de soin corporel ou de cuisine ; 
  •  pour produire des contenus audiovisuels.

Les outils les plus complexes relèvent de la domotique connectée qui propose à distance de piloter les équipements de votre logis et de « prendre soin de vous ». Ces outils mobilisent en interne à votre logement des capteurs et des objets communicants et vos réseaux personnels, notamment WiFi ou Bluetooth. Ils utilisent, en externe, les accès à vos réseaux de télécommunications fixes ou mobiles. Vous les commandez grâce à des applications logicielles sur vos smartphones ou sur des tablettes et vous pouvez même les piloter par commande vocale ou reconnaissance faciale. Mais surtout ils utilisent des plateformes externes qui collectent vos données et qui sont exploitées par de multiples prestataires de services qui s’immiscent dans votre vie.

Bien sûr les majors américains du numérique proposent de nombreux objets connectés et des logiciels pour une « maison qui simplifie votre quotidien » : des enceintes, des détecteurs, des caméras, des thermostats. Depuis des décennies, le « Consumer Electronic Show », ou CES, de Las Vegas est le temple mondial de la présentation de cette profusion d’innovations de rupture « si indispensables à votre bien être ». Sur le créneau de la domotique, il a par exemple été possible de voir ces dernières années des équipements aussi révolutionnaires, pseudo-intelligents et indispensables que le réfrigérateur qui décide de vos réapprovisionnements, les toilettes qui analysent vos urines, la poubelle qui gèrent vos déchets, le scanner d’avocat ou de fraise qui vous informe de leur maturité, l’arroseur de pelouse qui décide de ses interventions ou les étagères de jardinage qui autogèrent la croissance de vos légumes.

Mais face à cette explosion d’innovations électroniques domestiques et aux raisonnements en silo de leurs promoteurs, il est impératif de regarder la domotique de manière globale afin de prendre conscience de sa toxicité, de ses fragilités comme de ses dangers induits.

1) La première dangerosité de la prolifération des puces électroniques à domicile est évidemment, ce qui n’est jamais assez répété, d’accélérer l’asservissement total de l’homme à l’électricité et son enfermement instantané dans une prison dès la moindre coupure électrique, qu’elle résulte d’incidents techniques ou d’actions malveillantes. Quelle que soit en France la fiabilité d’EDF et de sa filiale Enedis grâce à leur culture de la haute performance technique et de la sécurité, faut-il imaginer d’équiper chaque logement d’un groupe électrogène pour assurer une seconde source et une permanence d’approvisionnement électrique, comme dans les hôpitaux ?

Cette fragilisation du logement par la domotique et la dépendance croissante de tous les instants à l’électricité qu’elle génère est d’autant plus grande que le secteur de la production électrique connaît une tendance à l’émiettement au-delà de l’opérateur public et, corrélativement, à la déprofessionnalisation.

Par la double pression du concept de « réseaux d’électricité intelligents ou « smart grid » permis par le numérique et par la mise en avant d’objectifs écologiques, une diversification anarchique de la production électrique est en cours. Les techniques de production locales sont encouragées, comme avec l’éolien, la biomasse, le solaire, la micro-cogénération et le petit hydraulique. La prolifération de batteries, comme celles des voitures électriques, est vantée comme vecteur de capacités de stockage. Un tel émiettement, non validé par une coordination et un pilotage professionnel et permanent, expose l’approvisionnement électrique des foyers à des pertes de continuité de service.

Cet asservissement de nos logements à l’électricité crée des dangerosités annexes. Les réseaux électriques, exigeants en termes de sécurité, se ramifient dans tous les recoins des habitations. Il est par ailleurs actuellement constaté une augmentation des départs de feux domestiques induits par la multiplication de la présence de batteries dans les logements : celles des trottinettes, des vélos électriques, des outils de bricolage et des machines domestiques.

2) La seconde dangerosité de la domotique est la drastique diminution des durées de vies des matériels et des équipements de nos habitations. Un toit en ardoise, en tuile ou en zinc, comme des fenêtres en bois, se refont, grosso modo, tous les 50 ans. Or la durée de vie courante d’un équipement électronique et de ses accessoires de commande n’est que de l’ordre de 5 ans. Et je ne parle pas de la durée de vie des logiciels numériques qui font l’objet de mises à jour continuelles. Et je ne parle pas non plus de la faible durée de vie des piles et batteries utilisées pour s’affranchir de la connexion au réseau électrique.

La dissémination des piles et des batteries dans le logement multiplie les contraintes d’entretien et de maintenance. Le changement régulier des piles est, bien que fastidieux et malgré une diversification des modèles, généralement simple. Mais en matière de batterie, c’est un tout autre contexte, sans aucune standardisation. Chaque fournisseur d’équipement électroportatif fixe ou mobile du foyer offre des batteries propriétaires aux formes et aux caractéristiques électriques spécifiques. La batterie devient un formidable levier de vente forcée, de renouvellement accéléré et d’enferment commercial de l’usager.

Quelle régression humaine que ce court-termisme de la part de la domotique alors que règne dans le bâtiment la culture de la garantie décennale !

3) La troisième dangerosité de l’automatisation de nos logements est la conjonction d’une prolifération des normes et des standards et d’une absence d’interopérabilité entre les systèmes. La domotique est une jungle numérique alimentée par des acteurs d’horizons multiples et aux finalités hétérogènes. La domotique est un secteur qui ne dispose pas des forces unificatrices et normalisatrices. Faudra-t-il un Directeur des Services d’Information dans chaque logement, voire chez chaque syndic de copropriété ?

4)  La quatrième dangerosité de la domotique est la grande disparité des commandes et des logiciels à manipuler par les utilisateurs. Il en résulte une difficulté d’appropriation pour l’usager, a fortiori dans les cas d’occupation temporaire de logement. Par cette grande disparité des interfaces homme-machine, la domotique ne peut que générer des gaspillages de temps et être un nouveau vecteur de fractures numériques.

5) La cinquième dangerosité de la domotique connectée vient d’une offre de produits assise sur des motivations exogènes aux intérêts des occupants des logements : la recherche de gain de productivité interne d’opérateurs, la création de plateformes externes de services et surtout la collecte systémique de données et d’informations personnelles. Ainsi Google est actif en domotique. Ainsi le compteur Linky, présenté comme favorisant la transition écologique et le confort des foyers, a comme motivations le relevé automatique des consommations sans l’intervention physique d’un technicien et la mise en concurrence entre fournisseurs.

6) La sixième dangerosité de la domotique est d’être un secteur technique qui n’est pas mis en œuvre par des opérateurs à vision globale et de long terme des préoccupations des usagers. La domotique n’en est qu’au stade temporel de la vente ponctuelle d’équipements ou de services spécifiques. La domotique n’est pas structurée autour de fonctions capables d’assurer la surveillance, la maintenance et la sécurisation de tous ces dispositifs électroniques disparates, d’usage complexe et à obsolescence rapide.

7) Pour terminer, la septième dangerosité de la domotique est évidemment celle des risques d’intrusion dans les vies personnelles et de marchandisation des données individuelles. Attendons de voir ce que va devenir la domotique en Chine dont le secteur cherche actuellement à s’inter-opérer !

Il y a une véritable digitalocracie autour du logement, poussée par les intérêts des acteurs de l’offre, par leurs discours marketing enjôleurs et par le culte de l’innovation.

 La dernière édition de janvier 2023 du Consumer Electronic Show, dont le thème était « la technologie pour un avenir meilleur », fournit deux enseignements.

Le premier interpelle. Au CES 2023, la France s’est montrée exclusivement centrée sur l’offre de « tech ». La communication nationale a cultivé la double fierté d’une qualification de « délégation internationale la plus importante, avec la présence de 170 start-up » et d’un titre remis au Ministre chargé de la transition numérique et des télécommunications de « Innovation Champion ». Quelle vacuité que cette vision monomaniaque du progrès technique sans aucune trace de questionnement des risques pour l’homme de la sur-numérisation de nos espaces de vie !

Le second est encourageant. Le CES 2023 n’a en effet pas donné de place importante à la domotique et a préféré mettre en valeur tout ce qui touchait aux machines mobiles, voitures électriques, drones et robots. Cela révélerait-il une prise de conscience des risques sur notre psychisme et notre humanité de la prolifération dans nos environnements intimes de tous ces objets électroniques qui nous dispensent de l’usage de nos mains et de notre corps ?

En 2023, la domotique présente trop de fragilité et de contradiction pour être autre chose qu’un mythe de progrès. Elle risque de le rester si aucun traitement collectif et sincère d’encadrement de ses dangerosités ne s’engage rapidement.

En guise de conclusion, permettez-moi de vous proposer un nouvel exercice de retour à la simplicité. N’oubliez pas de mettre dans vos armoires des feuilles de laurier sauce, geste efficace contre les mites au logis.

Article 4 : « L’ABUS D’IA EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ : À CONSOMMER AVEC MODÉRATION »

Depuis la fin de novembre 2022, l’IA, Intelligence Artificielle, est omniprésente dans les médias. A l’origine du présent emballement médiatique, le lancement par la start-up californienne OpenAI (AI pour « Artificial Intelligence ») d’une version gratuite d’un puissant robot conversationnel, ChatGPT. Son fondateur, Sam ALTMAN s’est depuis lancé dans une campagne inédite d’autopromotion mondiale, y compris auprès de l’Élysée en mai dernier.

ChatGPT (Generative Pre-trained Transformer) est, en quelques mots, une application informatique « conversationnelle » qui génère à la demande des textes originaux. Ils sont produits à partir de contenus existants, notamment accessibles en ligne via internet. ChatGPT fait des dissertations écrites en réponse aux questions qui lui sont posées, complète des phrases ou synthétise des textes. Il sait créer des adaptations en modifiant le ton, le style ou la langue. Cette application repose sur des logiciels à base de processus d’apprentissage et d’analyse statistique de contenus existants.

L’application ChatGPT de novembre 2022 utilise le logiciel GPT-3.5. En 2019, la version de GPT ne permettait que l’écriture d’articles de presse et d’œuvres de fiction. Actuellement, la version GPT-4 produit non seulement du texte en de nombreuses langues, mais aussi des images et des lignes de code informatique, et cela dans de multiples langages.

Pourquoi aujourd’hui une telle effervescence médiatique autour de ChatGPT?

Les performances acquises par cet outil d’IA générative sont spectaculaires : grande rapidité d’exécution et caractère artificiel indécelable des productions. Ces qualités ouvrent la voie à la création d’innombrables contenus, du poème à la conférence, et à l’allègement de nombreuses tâches intellectuelles chronophages.

Créé fin 2015 comme une association de recherche à but non lucratif, OpenAI affiche l’intention de développer un outil de « raisonnement artificiel à allure humaine » susceptible « d’avoir des effets transformateurs » des activités humaines. En même temps, OpenAI, structure de production technique, revendique une utopie sociétale : « que l’IA soit bénéfique à toute l’humanité et qu’elle soit distribuée aussi largement et équitablement que possible ». Pour pimenter son originalité et son ambition messianique, OpenAI joue sur la culture de la peur, en annonçant les risques « d’une explosion d’IA qui conduirait à « une extinction de l’humanité ».

OpenAI n’est pas à l’abri du symptôme de l’apprenti sorcier avec une utopie organisationnelle qui voudrait que l’IA s’auto-améliore, s’auto-sécurise et s’auto-contrôle, avec des dirigeants qui seraient vertueux puisque ne développent qu’une IA « sûre et bénéfique pour l’humanité » et avec une croyance de large partage des savoirs grâce aux vertus de « l’open source » (ou logiciels libres).

OpenAI, qui est aujourd’hui une entreprise valorisée autour de 30 milliards d’US$, reste-t-elle cohérente avec ces principes autogestionnaires et maîtrise-t-elle encore son utopie ? Trois raisons à de telles questions.

1) La première raison est que l’IA n’est pas un domaine nouveau. Son histoire est directement liée à l’éclosion des ordinateurs au milieu des années 1940. Dans les années 1950, la création du terme IA est attribuée au mathématicien Alain TURING. L’IA devient un nouveau domaine scientifique au sein des sciences cognitives et à côté des neurosciences, afin notamment de créer « de l’intelligence informatique imitant le cerveau humain ».

Les premiers usages de l’IA sont longtemps réservés aux seules activités de défense. Ses usages civils ne démarrent que dans les années 1980, pour la collecte et le stockage de données. La consécration de l’IA date de 1997 avec la victoire de la machine d’IBM qui bat le champion du monde d’échecs, Garry Kasparov. Ensuite apparaissent les systèmes experts qui simulent des savoirs spécifiques à un domaine et les restituent par un moteur d’inférence assimilable à un raisonnement. Enfin à partir des années 2010, apparaissent les procédés de deep learning. Notre quotidien repose déjà aujourd’hui sur des méthodes et des briques technologiques communes à l’IA, nourries de concepts statistiques et de modèles probabilistes reposant sur d’abondantes données.

2) La seconde raison est que les performances technologiques actuelles de l’IA attisent les appétits et les concurrences de puissants acteurs privés du numérique, notamment nord-américains, voire de nouvelles start-up de la « tech ». Quelques exemples chez les majors :

  • – Elon Musk, l’homme proclamé le plus riche du monde, est co-président d’OpenAI lors de sa création fin 2015. Mais Elon Musk vise rapidement d’autres ambitions pour l’IA et créé en 2016 une autre start-up, Neuralink, pour imposer les implants cérébraux sans fil et « fusionner les intelligences humaines et artificielles ». Elon Musk quitte OpenAI en 2018.
  • – Microsoft capte OpenIA en 2019 en créant un partenariat privilégié et en y investissant massivement. L’objectif de Microsoft est d’intégrer les solutions d’OpenAI dans son offre de suites de logiciels pour entreprises.
  • – Google voit dans l’outil ChatGPT des ferments de concurrence dans la valorisation de ses propres stocks de données. Meta (Facebook), après une baisse de forme et un succès mitigé avec son Metaverse (pourtant à l’origine de son changement de nom), mise sur sa propre IA et vise avec agressivité à rendre ChatGPT obsolète.

Une demande de moratoire de 6 mois dans la recherche sur les IA vient d’être signée par des centaines d’experts mondiaux. Mais est-elle crédible ? Pour Bill GATES « suspendre le développement de l’IA n’est pas la solution pour remédier aux problèmes soulevés par ces technologies autonomes de plus en plus poussées ». Ce moratoire n’est-il pas plutôt une manœuvre d’acteurs en place pour empêcher l’arrivée de nouveaux entrants ? L’IA est à réguler mais ne s’arrêtera pas.

3) Enfin, la troisième raison est opérationnelle. L’outil d’IA générative n’a de valeur d’usage que s’il est mis en œuvre en accédant à d’importants stocks de contenus préexistants, que s’il dispose de puissantes capacités de traitement et que s’il peut, corrélativement, consommer de substantielles ressources d’électricité. 

Ces exigences opérationnelles ne sont-elles pas la raison principale de la subordination d’OpenAI à Microsoft qui lui fournit l’accès à ses infrastructures de calcul et de données (notamment par son « cloud ») ?

La triple ambition affichée par OpenIA de progrès technique vertueux, de partage par l’open source et d’autocontrôle des risques est subordonnée à d’autres finalités et forces externes et son utopie est illusoire. Son opposition à tout dispositif de régulation centrée sur les usages, comme celle que développe activement l’Europe, montre une méconnaissance des mécanismes politiques et une volonté crispée d’imposer une conception unilatérale de l’avenir de la société.

Au-delà du sort d’OpenAI, l’actuel coup de projecteur sur de l’IA générative à l’immense mérite de montrer trois vulnérabilités pour l’avenir du travail humain, de la société et de la démocratie. 

La première vulnérabilité est le franchissement d’une nouvelle étape dans l’écartèlement entre les contenus numériques et le réel. Au-delà de textes artificiels, les outils d’IA générative permettent aussi de produire des images artificielles. C’est le cas avec des applications comme Midjourney, Craiyon, DALL-E (Open AI) ou Bing Image Creator (Microsoft). L’image est potentiellement bien plus impressionnante que du texte. N’est-ce pas là toute la force du cinéma, de la télévision ou du jeu video ? Avec l’IA générative d’images et photos artificielles, nous avons bien dépassé la question des retouches flatteuses des photos et nous sommes exposés à un énorme potentiel de tromperies et de manipulations.

La seconde est constituée des abus d’usage des robots conversationnels dans les relations commerciales et administratives à des fins de gain de productivité et d’optimisation financière à court terme, comme dans le e-commerce et les centres d’appel. Ces usages de l’IA galvaudent la valeur du travail intellectuel comme celle du dialogue. Ces abus découlent de la mode des raisonnements en silos qui ignorent le large spectre des réalités et des complexités. Les extrapolations sommaires comme les approches comptables à courte vue sont toujours porteuses d’échecs.

La troisième vulnérabilité résulte du calendrier d’arrivée de l’IA générative alors que la régulation des grands acteurs du numérique et des réseaux sociaux est encore embryonnaire.

Sans attendre de savoir si un jour l’IA remplacera l’IH ou Intelligence Humaine, et si l’homme sera augmenté par force composants électroniques implantés dans son propre corps, il est urgent de changer de paradigme dans la régulation de l’IA. Ne parler d’IA qu’au travers de recherche technique, de promotion de start-up de « tech » ou d’automatisation du travail et de gain de productivité, est totalement insuffisant. La mise en marche d’un contrôle global des usages de l’IA est une priorité absolue, y compris pour l’avenir de la démocratie.

Article 3 : CHER HOMO NUMERICUS, QUI SONT VOS ANCÊTRES ?

La communication est depuis toujours le propre de l’homme. Contrairement aux animaux, l’homme est un être vivant augmenté qui utilise, au-delà de ses propres organes biologiques, de multiples moyens techniques externes pour entrer en relation avec les autres. 

Citons quelques-uns de ces outils de communication. Ceux pour communiquer et transmettre à travers le temps : la peinture des grottes ; les hiéroglyphes, les textes bibliques ; le livre enluminé puis le livre imprimé de Gutenberg ; la broderie de Bayeux ; le vitrail et le chemin de croix des églises. Il y a aussi les outils pour communiquer à travers l’espace : la cloche des églises ; le tocsin civil ; le pigeon voyageur ; le phare du bord de mer ou le sémaphore visuel de Chappe (1794). Sans oublier l’instrument de musique comme le cor, le tambour ou la flute. 

Cher Homo Numericus, vous ne pouvez qu’appartenir à la lignée de l’Homo Communicator. 

Au milieu du 19ième siècle, vos ancêtres Homo Communicator ont créé, parallèlement en Angleterre et aux États-Unis, le télégraphe. Ce faisant, ils ont lancé les communications modernes et sont devenus des Homo Analogicus.

En effet, avec la télégraphie :

  •  ils ont inauguré le recours à l’électricité pour émettre, pour transmettre et pour recevoir des signaux grâce à des techniques analogiques utilisant la modulation de courants électriques continus ; 
  •  ils ont construit des infrastructures dédiées en fils de cuivre (avec l’Electric Télégraphe Company, en 1846) ;
  •  ils ont impliqué les pouvoirs publics comme opérateur de réseau puis comme régulateur (avec le Telegraph Act en 1863).

Vos ancêtres Homo Analogicus ont prospéré pendant plus d’un siècle. Cependant, inconscients, ils ont instauré avec le télégraphe le piège de la dépendance à l’électricité, piège qui reste plus que jamais d’actualité en 2023 !

Après le télégraphe, l’Homo Analogicus va lancer en 1876 en Ecosse avec Graham Bell une innovation majeure : le téléphone. La connexion entre un abonné et son correspondant se fait par commutation manuelle grâce à des fiches manipulées par des opératrices, les « demoiselles du téléphone ». De manuelles, ces commutations sont rendues ensuite automatiques par Strowger aux États-Unis en 1889.

Avec la téléphonie, vos ancêtres ont été à trois titres de grands humanistes. Le téléphone véhicule directement et exclusivement une richesse humaine irremplaçable : la parole. Le téléphone propose un face à face direct entre les humains. Le téléphone fonctionne grâce à de vraies valeurs sociétales du progrès technique :

  •  Un progrès qui résulte d’éthique mondiale de normes universelles construites par un multilatéralisme planétaire ;
  •  Un progrès qui cultive la coopération entre opérateurs puisque chacun est seulement responsable d’une demi-liaison, celle de son abonné, au départ ou à l’arrivée ;
  •  Un progrès qui respecte la confidentialité en garantissant, comme pour le courrier, le secret des conversations et des contenus tel qu’inscrit dans le code des Postes, Télégraphe et Téléphone (les PTT) ;
  •  Un progrès qui se nourrit de respect du service public avec des agents qui, lorsqu’ils font grève, mettent un point d’honneur à ne jamais faire de coupure de conversations.

Mais vos ancêtres Homo Analogicus vont progressivement prendre leurs distances vis-à-vis de cet humanisme de la parole et de la conversation téléphonique :

  •  Avec la rupture du face à face humain instauré par la radio (inventée fin 19ième par l’Italien Marconi) puis par la télévision (inventée dans les années 1920 par l’Ecossais JL Baird). La communication, devenue unilatérale et descendante, entame son parcours autoritaire. Son contrôle passe dans les mains des États. Il faudra attendre en France les années 80 pour que la libéralisation des ondes intervienne avec la naissance des radios libres puis la privatisation de TF1 ;
  •  Avec la création en 1930 du télex qui éjecte la voix ;
  •  Avec l’apparition des échanges techniques asynchrones dont le répondeur téléphonique et le fax, apparus dans les années 80, sont les symboles.

Relevez qu’avec le fax, vos ancêtres exploitent le réseau téléphonique initialement dédié seulement à la voix en l’utilisant pour transmettre du texte, des chiffres et autres documents.

Parallèlement à ces systèmes de transmission de l’Homo Analogicus d’Europe du Nord et de l’Ouest et d’Amérique du Nord, des cousins, les premiers Homo Numericus, s’initient à d’autres techniques.

1) Ces cousins développent le traitement des données et le calcul en faisant naître l’informatique qui décolle à partir des années 50. Le face à face direct entre les hommes n’existe pas, les informaticiens jouant le rôle d’inter-médiateurs. Des mémoires binaires, sous forme, par exemple de bandes ou de disques, prennent lieu et place du cerveau humain. La voix est remplacée par des rubans, des cartes perforées et de la programmation. Les opérations techniques sont confinées dans des salles informatiques. Ceci se passe essentiellement aux États-Unis, avec comme emblème IBM qui domine le monde. En France, vos parents informaticiens rament, à l’image du plan du « Plan Calcul » de 1966 qui échoue.

2) Dans les années 70, l’influence des codages informatiques s’accroit et les transmissions analogiques des réseaux téléphoniques migrent vers des transmissions digitales, à base de successions de « 0 » et de « 1 ». Cette migration entraîne des pertes d’emplois dans l’industrie des centraux téléphoniques ainsi que la diminution de leur taille chez les opérateurs. Les industriels Américain (Lucent), Suédois (Ericsson), Finlandais (Nokia) et Français (Alcatel) dominent le monde des transmissions. 

3) Une tribu d’Homos Numericus gaulois lance le Minitel dans les années 80, une technique mixte où les transmissions de données et d’images remplacent la voix humaine et s’incrustent sur le réseau téléphonique. Mais son influence reste limitée à la France sans que des liens ne se tissent avec l’Allemagne qui explore une voie similaire et le Minitel sombre.

4) Ensuite c’est, au cours des années 90, que vos parents se lancent dans la double étape de la mobilité et de la communication personnelle. Ils donnent naissance à la micro-informatique et au téléphone portable numérique, le fameux GSM en version 2G (la 1G étant, avec ses terminaux volumineux, analogique). En téléphonie mobile, la norme Européenne GSM, issue d’une coopération franco-allemande lancée à Bohn en 1983, elle-même suivi d’un développement industriel par les Scandinaves, s’impose au monde. C’est la success story européenne du numérique. Le Personal Nomadic Device, PND, plus connu sous le nom de smartphone, va se glisser très tôt dans votre berceau.

5) Enfin vos parents subissent, au début des années 2000, la déferlante Internet, venue de Californie et fruit d’une puissante utopie libérale s’appuyant sur l’universalisme (tout au moins en apparence), sur l’anonymat, sur la gratuité et sur une gestion communautaire indépendante des États.

Vos cousins californiens deviennent puissants. L’Internet Protocol (IP) envahit de façon irréversible l’intégralité du monde des communications électroniques et les frontières tombent entre la voix, la donnée et l’image, comme entre le réel et le virtuel. L’Homo Numericus moderne est né.

Sachez qu’en amont de cette procréation, des pratiques transgenres ont eu leurs modes temporaires. Les techniques de Réseau Numérique à Intégration de Services (RNIS), puis celles de l’Asymetric Digital Subscriber Line (ADSL), permettaient de transmettre des données numériques de manière indépendante du service téléphonique conventionnel.

Sachez aussi que cette naissance ne s’est pas faite sans traumatisme opératoire :

  •  celui du rôle invisible, mais central, de l’industrie des composants, très évolutive et très mondialisée ;
  •  celui de la disparition de réseaux spécifiques comme ceux dédiés aux transmissions de données (Transpac en France), les réseaux en fils de cuivre (le Réseau Téléphonique Commuté ou RTC) ou ceux de téléphonie mobile 2G et 3G ;
  •  celui de la concurrence entre industriels des centraux et transmissions téléphoniques (Alcatel, Lucent, Ericsson, Nokia) avec ceux du routage internet (Cisco) ;
  •  celui de la montée des discriminations résultant d’inégalités d’accès, les fractures numériques touchant actuellement en France 1/3 de la population ;
  •  celui la croissance des pressions sociales et géopolitiques de la part de monopoles privés comme d’États dictatoriaux.

Mais vous avez aussi reçu à votre naissance de beaux cadeaux, comme :

  •  la démocratisation de la géographie permise par les Global Navigation Satellite System que sont le GPS ou GALILEO et leur possibilité à grande échelle du géopositionnement ; 
  •  les communications de masse permises par la fibre optique ;
  •  la démultiplication de l’accès au savoir créée par Wikipédia et les moteurs de recherche.

Voilà, Cher Homo Numericus, vous savez un peu mieux d’où vous venez.

Vous allez grandir. N’oubliez pas qu’aussi puissants que soient les aspects virtuels du numérique, le réel le submerge et le numérique n’est ni égalitaire ni source d’universalité. Vous n’avez pas que de bonnes fées autour de votre berceau.

L’humanisme de la téléphonie est loin derrière vous.

Le numérique est porteur de risques pour la société. De puissantes entreprises détournent la technologie au profit de leur seul intérêt. Des discriminations entre les hommes se créent car l’accès au numérique exige des moyens personnels suffisants, financiers, matériels, et intellectuels.

Le numérique est vecteur de gaspillage d’énergie électrique, de pillage de ressources rares, d’addiction, de criminalité. Le numérique est pour les états autoritaires et impérialistes un outil de mensonges, de dissimulations et de rapports de force géostratégiques.

Sachez développer votre esprit critique, votre vigilance et votre fermeté.  L’esprit d’entreprise de vos ancêtres Homo Communicator n’a pas toujours été pavé de bonnes intentions. Les naufrageurs qui allumaient des feux pour attirer les bateaux sur les éperons rocheux de leurs îles et qui vivaient de pillage, n’étaient-ils pas des précurseurs des fake news ?

Article 2 : QUEL HOMO NUMERICUS ETES-VOUS ?

Avant de parler des utilités ou des servitudes du numérique pour la société et d’explorer les voies de sa gouvernance et de sa régulation, constatons que les rapports de l’homme au numérique sont d’une grande diversité et sont facilement discriminants.

Pour mémoire, j’entends par numérisation de la société tous les recours aux composants, aux machines et aux réseaux électroniques (le hardware) qui fonctionnent avec force programmes (les logiciels) et qui se nourrissent de données.

Pour éclairer cette hétérogénéité des relations entre l’homme et le numérique, je propose, en étant volontairement simplificateur, que vous puissiez vous situer dans une typologie en 7 catégories. 

  1.  Vous avez une forte culture du monde du numérique, tant de sa situation actuelle que de ses évolutions potentielles. Vous êtes créatif et au meilleur niveau mondial des sciences, des techniques et de l’économie du numérique. Par exemple, vous travaillez dans un organisme de normalisation, au CNES dans les communications spatiales, au Centre Européen d’Excellence en Cybersécurité de Nokia à Lannion, chez Thales dans les systèmes de défense. Vous avez en France créé la carte à puce. Votre culture fait corps avec les savoirs technologiques qui structurent l’offre numérique.
  2.  Vous êtes un ingénieur dans la production de composants, de matériels électroniques, de réseaux de communication ou de solutions informatiques chez, par exemple pour ce dernier domaine, le leader européen, l’allemand SAP. Vous êtes un spécialiste de solutions de cybersécurité. Vous travaillez chez l’américain IBM, Apple ou Microsoft. Votre start-up (française ou californienne ?) va être bientôt rachetée par un major. Vous participez ainsi à la production de biens et de services à forte valeur ajoutée. Votre forte technicité vous procure une place valorisante dans l’économie de l’offre aux USA ou éventuellement en Europe et les Chinois essayent de vous courtiser.
  3.  Votre expertise des applications du numérique vous fait travailler dans l’industrie consommatrice d’électronique et d’objets connectés : l’aéronautique, l’automobile, le ferroviaire, le matériel médical, l’électroménager ou la domotique. Vous pouvez être aussi dans la production de biens culturels numérisés, dans les jeux vidéo ou le multimédia. Ou alors vous êtes un militaire rompu aux usages du numérique en situations extrêmes. Vous êtes peut-être un hacker. Vos savoirs concrets et systémiques des technologies vous procurent facilement un emploi, même si la conjoncture présente est moins porteuse que celle des années Covid et si le financement de la « tech » est secoué en ce moment.
  4.  Vous êtes un utilisateur agile de l’informatique et de l’internet à des fins professionnelles ou personnelles que vous ne dissociez sans doute pas. Vous participez à l’offre de services numériques (ou télé-services) en automatisant, transformant et dématérialisant des domaines anciens : l’enseignement ; les soins ; l’administration publique ou privée ; la gestion sociale ou les relations humaines ; la finance et la banque ; le commerce ou la logistique. Vous êtes un consommateur averti des multiples fonctionnalités du numérique. Vous êtes une personne recherchée sur le marché du travail.
  5.  Vous êtes un simple consommateur du numérique, sans participer directement à son offre. Vous l’utilisez à des fins professionnelles, par exemple, pour télé-travailler. Vous l’utilisez aussi pour vous-même, par exemple pour télé-gérer vos impôts, pour accéder au puits d’informations de Wikipédia ou pour réserver vos billets de train. Vous avez une bonne culture du numérique et vous en faites, normalement, un usage réfléchi, sécurisé et sans excès, ni affect, ni addiction.
  6.  Vous êtes, pour toutes sortes de raisons, un utilisateur à la maîtrise hasardeuse du numérique. Il s’est imposé à vous alors que vous n’avez rien demandé. Il est souvent compliqué, voire incompréhensible. Vous êtes lassé de faire le travail précédemment dévolu aux banques ou aux administrations. Vos données personnelles sont exploitées à votre insu. Le numérique pèse sur votre budget en matériels, en consommables et en abonnements. Vous estimez que le numérique est chronophage. Il vous faut trop souvent faire des mises à jour de logiciels. Votre smartphone est à changer seulement parce votre batterie ne fonctionne plus (en particulier l’hiver quand il fait froid). Vous vivez le numérique dans l’inconfort et sous la pression de multiples risques, comme la perte de votre smartphone ou le piratage. Vous n’êtes pas seuls : un tiers de la population française est comme vous.
  7.  Et puis il y a les victimes des fractures numériques provoquant des discriminations. Les causes peuvent être multiples : pas d’accès par manque de réseau fixe ou mobile, pas d’expérience, pas de formation, pas de matériel ad hoc. Ces exclus du numérique n’ont pas accès à tous les télé-services que la société actuelle impose. Ces exclus se trouvent dans toutes les classes d’âge et représentent un autre tiers de la population française.

Je vous propose, en raison de cette dispersion des genres d’homo numericus, de tirer trois leçons.

1) La régulation collective du numérique passe par la généralisation d’une éthique de la concertation et de la discussion.

    La création de produits, de services et d’usages numériques relève, hormis quelques gadgets électroniques non connectés, de l’assemblage de matériels et de logiciels aux origines et aux fonctionnalités riches et variées. Le numérique est le terrain de prédilection des chaînes de valeurs longues et changeant très rapidement. 

    Le numérique est bâti sur du collectif : des normes et des standards partagés, des grands réseaux et des interopérabilités. Pour y parvenir, « l’autogestion collective » est la pratique courante des acteurs de l’offre. L’histoire des réussites du numérique à l’échelle mondiale témoigne de cette culture à grande échelle de la concertation. Le téléphone fixe a été universel et planétaire sur fond d’interconnexions entre opérateurs. Les réseaux de télécommunications mobiles utilisent une norme mondiale unique, le GSM, avec ses générations successives. Internet fonctionne avec des protocoles de transmission (l’Internet Protocole ou IP), des gestions de domaines et des adressages reconnus à l’échelle du globe. La numérisation de la banque (virements mondiaux SWIFT ou européens SEPA; cartes bancaires) est le fruit de longues concertations sectorielles. L’allocation multilatérale des fréquences hertziennes à des fins civiles ou militaires s’appuie sur des conférences mondiales tous les 4 ans. 

    La concertation, la normalisation et les ambitions fédératives sont dans les gènes du numérique. Ce n’est pas un hasard si les pays Scandinaves excellent en numérique.

    2) Une gouvernance démocratique de l’offre au service de l’intérêt général est une illusion.

    La construction d’un numérique utile et sans nuisance excessive pour l’homme exige de disposer de visions stratégiques, de capacités de maîtrise d’ouvrage d’infrastructure et de cultures de gestion et de contrôle qui ne sont pas à la portée de tous les citoyens. L’accès direct à une expertise du numérique par chacun est une utopie inaccessible. Si le citoyen est au fait des réalités du numérique et est en catégories 2 à 4 ci-dessus, ses intérêts personnels sont liés à ceux de l’offre. S’il est en catégories 6 ou 7, il ne domine pas, comme 2/3 de la population française, les subtilités, les fragilités et les risques du numérique, voire il les subit ou en est exclu. 

    3) Il ne peut exister de rapport universel de l’homme au numérique 

    Le numérique est un monde complexe, diffus et évolutif. Seules certaines fonctionnalités sont ouvertes vers l’universalité. Le téléphone vise le contact vocal en tous points du globe. Le fonctionnement de l’internet repose sur des architectures techniques largement répandues. Certains outils prolongent l’utopie de l’universalisme en cultivant la philosophie de l’accès libre : les logiciels libres en « open source » ou les bases de données en « open data ». Mais aussi tentants que soient les aspects virtuels du numérique, le réel le submerge. Les puissants intérêts particuliers des acteurs de l’offre le détournent de l’intérêt général. L’utilisateur doit, pour y accéder, disposer de moyens personnels suffisants (financiers, matériels, intellectuels). Vecteur de gaspillage d’énergie électrique et de pillage de ressources rares, cause d’addiction, de criminalité, de rapports de force géostratégique et de guerre, le numérique est porteur de risques. Le numérique ne relève pas encore d’une culture universelle et égalitaire. 

    L’être humain d’aujourd’hui est loin d’être un homo numericus accompli.

    Article 1 : PAS DE RETRAITE POUR LE NUMÉRIQUE

    La sujétion de l’homme et de la société au numérique galope, si l’on entend par numérique l’ensemble des services et technologies comme les composants, les communications électroniques, l’informatique, l’automatisme, l’internet, les bases de données sans oublier la fascination pour l’intelligence dite artificielle.

    Face aux évolutions rapides du numérique, illustrées par une loi de Moore qui dit que, tous les 18 mois, la performance des composants électroniques est multipliée par 2, la stratégie de l’État, comme les débats politiques, sont en France particulièrement inconsistants. Ce n’est évidemment pas une nouveauté puisqu’après l’échec du « Plan Calcul » de 1966, le secteur des télécommunications, pourtant au meilleur niveau mondial, a décroché à partir des année 90. 

    La France est isolée en numérique civil et donc vulnérable et sous forte dépendance extérieure. Elle utilise massivement les équipements et les services nord-américains et scandinaves. Elle est laxiste et insouciante par trop d’usage d’équipements chinois. Elle manque de main d’œuvre qualifiée et recourt largement aux compétences indiennes. De surcroit, le numérique n’est pas un thème de coopération entre la France et l’Allemagne.

    Or la transformation de la société par le numérique ne s’arrêtera pas. 

    Le progrès scientifique, comme le progrès technique, sont de vielles affaires humaines inéluctables. Ils sont, depuis toujours, dans les gènes de l’être humain. Le progrès répond à la satisfaction de ses instincts de survie qui induisent la domination de la nature, celle des autres espèces et même celles de ses congénères. Le progrès est l’essence de son fonctionnement intellectuel comme de son organisation sociale et spatiale.

     Les approches technophiles sont des préoccupations ancestrales de l’homme. Le progrès est une sorte de tempête qui nous oblige à l’avenir. Les textes qui fondent notre civilisation, comme l’Ancien Testament, contiennent déjà des dimensions technophiles. Dès la fin du 18ème, l’époque des Lumières a marqué un envol de cette volonté de progrès, de recours aux sciences et de déconstruction des déterminismes religieux passés.

    Nous sommes tous, contrairement aux animaux, des femmes et des hommes augmentés. Nos vies ont été et sont toujours hautement dépendantes d’innombrables objets personnels comme les armes en silex, les peaux de bêtes, les bijoux, les sabots, les pipeaux, les culottes, les allumettes, les lunettes, les montres, les crayons et les épluche-légumes. Nous utilisons toutes sortes d’infrastructures collectives : nos habitations, notre distribution d’eau et d’électricité, nos moyens de transport, nos réseaux numériques, nos boulangeries.

    Le numérique a les invariants de tout progrès technique : l’abstraction, la mobilisation de toutes nos aptitudes sensorielles et intellectuelles, le stockage d’information, les modes de communication sans exclure le besoin d’esthétique. D’ailleurs les mathématiques, l’astronomie ou la peinture rupestre ne sont-elles pas, comme de multiples autres disciplines, l’expression incontestable de notre spécificité humaine ?

    Il n’y aura plus de monde sans électricité et sans médicaments ni sans systèmes numériques.

    Le numérique est un formidable outil de communication, de travail et d’accès à l’information et à la culture.

    Mais une analyse fine de cette réalité s’impose car la numérisation de la société n’est pas sans création de dépendances, de risques et de régressions :

    •  Le numérique fragilise l’humanité en créant à la fois une hyper-dépendance à l’électricité et un raccourcissement des durées de vie des objets ;
    •  Le numérique est une arme de domination et d’intrusion pour de multiples finalités : le commerce et la recherche de monopole, la géostratégie et la déstabilisation de pays à asservir, la criminalité financière et le piratage individuel ou d’entreprises sans compter les manipulations de l’information et des opinions par les réseaux sociaux. La cyberdéfense et la cybersécurité sont devenues en une décennie des disciplines majeures du numérique ;
    •  Le numérique crée des exclusions par l’apparition de fractures sociales, à l’image du tiers de la population française qui n’a pas les moyens d’accéder à ses usages ;
    •  Le numérique consomme de l’énergie, des terres rares et des ressources limitées comme le spectre hertzien ;
    •  Le numérique pose un défi démocratique pour son contrôle, avec des lois et un droit qui sont structurellement plombés par des retards temporels :  l’élaboration juridique est produite a posteriori des situations nouvelles créées par les évolutions techniques. La prise en compte du risque de l’innovation, comme avec l’introduction du principe de précaution a pour la France un résultat bloquant.

    De plus, le numérique recèle des invisibilités, des évolutions rapides et des complexités.

    Sans décryptage, le numérique est anxiogène et il brouille les priorités. Le progrès qu’il véhicule fait peur et nourrit les conservatismes et les populismes. Les manipulateurs s’en servent pour distiller, sans recherche de solution, des prophéties angoissantes et des dogmes simplistes. Le numérique est l’outil de multiples formes d’intrusions, criminelles ou guerrières, qui servent à déstabiliser les régimes ennemis.

    Le numérique demande un réel effort d’éducation et de culture pour en maîtriser les enjeux tant du secteur de l’offre que du domaine de la demande. La population qui est éloignée des milieux professionnels spécialisés a de la difficulté à s’approprier les enjeux du numérique. 

    Finalement le numérique et ses complexités posent un défi de contrôle démocratique en France où existent des retards regrettables en matière de culture scientifique et économique.

    Puisqu’il n’y aura pas de départ à la retraite du numérique, https://clefsdunumerique.com/ va s’attacher à : 

    •  Décrypter les mensonges des politiques dogmatiques, fermées, autoritaires et sans compréhension des comportements irrationnels de l’homme ;
    •  Prendre de la distance vis-à-vis des incantations et des soumissions au romantisme et au culte de l’innovation pure qui est nécessaire sans être suffisante ;
    •  Promouvoir un numérique choisi, régulé, de long terme et affranchi des risques de dominations économique et géopolitique.

    Préambule

    Depuis 2019 je vous ai proposé sur https://jacherenumerique.com des réflexions sur les raisons de la mise en jachère numérique de nombreux territoires peu denses et sur les faiblesses stratégiques de l’aménagement numérique de la France.

    Le numérique n’est pas un sujet du débat politique et en France, en ce début 2023, la stratégie de l’Exécutif vis-à-vis des enjeux civils, humains et sociétaux dans ce domaine est bien invisible.

    J’ai décidé, fort de mon expérience de cette galaxie du numérique en évolution rapide et mue par des offres et demandes en inadéquation, d’élargir le champ de mes décryptages et alertes.

    Mon projet est de vous proposer des clefs pour mieux envisager les multiples facettes de la complexité des intérêts et des risques pour l’homme et la société devant ce numérique dorénavant omniprésent.

    Vous trouverez ces nouvelles lectures sur https://clefsdunumerique.com/ .

    A très bientôt pour le premier article.

    Yves ALEXANDRE