Article 2 : QUEL HOMO NUMERICUS ETES-VOUS ?

Avant de parler des utilités ou des servitudes du numérique pour la société et d’explorer les voies de sa gouvernance et de sa régulation, constatons que les rapports de l’homme au numérique sont d’une grande diversité et sont facilement discriminants.

Pour mémoire, j’entends par numérisation de la société tous les recours aux composants, aux machines et aux réseaux électroniques (le hardware) qui fonctionnent avec force programmes (les logiciels) et qui se nourrissent de données.

Pour éclairer cette hétérogénéité des relations entre l’homme et le numérique, je propose, en étant volontairement simplificateur, que vous puissiez vous situer dans une typologie en 7 catégories. 

  1.  Vous avez une forte culture du monde du numérique, tant de sa situation actuelle que de ses évolutions potentielles. Vous êtes créatif et au meilleur niveau mondial des sciences, des techniques et de l’économie du numérique. Par exemple, vous travaillez dans un organisme de normalisation, au CNES dans les communications spatiales, au Centre Européen d’Excellence en Cybersécurité de Nokia à Lannion, chez Thales dans les systèmes de défense. Vous avez en France créé la carte à puce. Votre culture fait corps avec les savoirs technologiques qui structurent l’offre numérique.
  2.  Vous êtes un ingénieur dans la production de composants, de matériels électroniques, de réseaux de communication ou de solutions informatiques chez, par exemple pour ce dernier domaine, le leader européen, l’allemand SAP. Vous êtes un spécialiste de solutions de cybersécurité. Vous travaillez chez l’américain IBM, Apple ou Microsoft. Votre start-up (française ou californienne ?) va être bientôt rachetée par un major. Vous participez ainsi à la production de biens et de services à forte valeur ajoutée. Votre forte technicité vous procure une place valorisante dans l’économie de l’offre aux USA ou éventuellement en Europe et les Chinois essayent de vous courtiser.
  3.  Votre expertise des applications du numérique vous fait travailler dans l’industrie consommatrice d’électronique et d’objets connectés : l’aéronautique, l’automobile, le ferroviaire, le matériel médical, l’électroménager ou la domotique. Vous pouvez être aussi dans la production de biens culturels numérisés, dans les jeux vidéo ou le multimédia. Ou alors vous êtes un militaire rompu aux usages du numérique en situations extrêmes. Vous êtes peut-être un hacker. Vos savoirs concrets et systémiques des technologies vous procurent facilement un emploi, même si la conjoncture présente est moins porteuse que celle des années Covid et si le financement de la « tech » est secoué en ce moment.
  4.  Vous êtes un utilisateur agile de l’informatique et de l’internet à des fins professionnelles ou personnelles que vous ne dissociez sans doute pas. Vous participez à l’offre de services numériques (ou télé-services) en automatisant, transformant et dématérialisant des domaines anciens : l’enseignement ; les soins ; l’administration publique ou privée ; la gestion sociale ou les relations humaines ; la finance et la banque ; le commerce ou la logistique. Vous êtes un consommateur averti des multiples fonctionnalités du numérique. Vous êtes une personne recherchée sur le marché du travail.
  5.  Vous êtes un simple consommateur du numérique, sans participer directement à son offre. Vous l’utilisez à des fins professionnelles, par exemple, pour télé-travailler. Vous l’utilisez aussi pour vous-même, par exemple pour télé-gérer vos impôts, pour accéder au puits d’informations de Wikipédia ou pour réserver vos billets de train. Vous avez une bonne culture du numérique et vous en faites, normalement, un usage réfléchi, sécurisé et sans excès, ni affect, ni addiction.
  6.  Vous êtes, pour toutes sortes de raisons, un utilisateur à la maîtrise hasardeuse du numérique. Il s’est imposé à vous alors que vous n’avez rien demandé. Il est souvent compliqué, voire incompréhensible. Vous êtes lassé de faire le travail précédemment dévolu aux banques ou aux administrations. Vos données personnelles sont exploitées à votre insu. Le numérique pèse sur votre budget en matériels, en consommables et en abonnements. Vous estimez que le numérique est chronophage. Il vous faut trop souvent faire des mises à jour de logiciels. Votre smartphone est à changer seulement parce votre batterie ne fonctionne plus (en particulier l’hiver quand il fait froid). Vous vivez le numérique dans l’inconfort et sous la pression de multiples risques, comme la perte de votre smartphone ou le piratage. Vous n’êtes pas seuls : un tiers de la population française est comme vous.
  7.  Et puis il y a les victimes des fractures numériques provoquant des discriminations. Les causes peuvent être multiples : pas d’accès par manque de réseau fixe ou mobile, pas d’expérience, pas de formation, pas de matériel ad hoc. Ces exclus du numérique n’ont pas accès à tous les télé-services que la société actuelle impose. Ces exclus se trouvent dans toutes les classes d’âge et représentent un autre tiers de la population française.

Je vous propose, en raison de cette dispersion des genres d’homo numericus, de tirer trois leçons.

1) La régulation collective du numérique passe par la généralisation d’une éthique de la concertation et de la discussion.

    La création de produits, de services et d’usages numériques relève, hormis quelques gadgets électroniques non connectés, de l’assemblage de matériels et de logiciels aux origines et aux fonctionnalités riches et variées. Le numérique est le terrain de prédilection des chaînes de valeurs longues et changeant très rapidement. 

    Le numérique est bâti sur du collectif : des normes et des standards partagés, des grands réseaux et des interopérabilités. Pour y parvenir, « l’autogestion collective » est la pratique courante des acteurs de l’offre. L’histoire des réussites du numérique à l’échelle mondiale témoigne de cette culture à grande échelle de la concertation. Le téléphone fixe a été universel et planétaire sur fond d’interconnexions entre opérateurs. Les réseaux de télécommunications mobiles utilisent une norme mondiale unique, le GSM, avec ses générations successives. Internet fonctionne avec des protocoles de transmission (l’Internet Protocole ou IP), des gestions de domaines et des adressages reconnus à l’échelle du globe. La numérisation de la banque (virements mondiaux SWIFT ou européens SEPA; cartes bancaires) est le fruit de longues concertations sectorielles. L’allocation multilatérale des fréquences hertziennes à des fins civiles ou militaires s’appuie sur des conférences mondiales tous les 4 ans. 

    La concertation, la normalisation et les ambitions fédératives sont dans les gènes du numérique. Ce n’est pas un hasard si les pays Scandinaves excellent en numérique.

    2) Une gouvernance démocratique de l’offre au service de l’intérêt général est une illusion.

    La construction d’un numérique utile et sans nuisance excessive pour l’homme exige de disposer de visions stratégiques, de capacités de maîtrise d’ouvrage d’infrastructure et de cultures de gestion et de contrôle qui ne sont pas à la portée de tous les citoyens. L’accès direct à une expertise du numérique par chacun est une utopie inaccessible. Si le citoyen est au fait des réalités du numérique et est en catégories 2 à 4 ci-dessus, ses intérêts personnels sont liés à ceux de l’offre. S’il est en catégories 6 ou 7, il ne domine pas, comme 2/3 de la population française, les subtilités, les fragilités et les risques du numérique, voire il les subit ou en est exclu. 

    3) Il ne peut exister de rapport universel de l’homme au numérique 

    Le numérique est un monde complexe, diffus et évolutif. Seules certaines fonctionnalités sont ouvertes vers l’universalité. Le téléphone vise le contact vocal en tous points du globe. Le fonctionnement de l’internet repose sur des architectures techniques largement répandues. Certains outils prolongent l’utopie de l’universalisme en cultivant la philosophie de l’accès libre : les logiciels libres en « open source » ou les bases de données en « open data ». Mais aussi tentants que soient les aspects virtuels du numérique, le réel le submerge. Les puissants intérêts particuliers des acteurs de l’offre le détournent de l’intérêt général. L’utilisateur doit, pour y accéder, disposer de moyens personnels suffisants (financiers, matériels, intellectuels). Vecteur de gaspillage d’énergie électrique et de pillage de ressources rares, cause d’addiction, de criminalité, de rapports de force géostratégique et de guerre, le numérique est porteur de risques. Le numérique ne relève pas encore d’une culture universelle et égalitaire. 

    L’être humain d’aujourd’hui est loin d’être un homo numericus accompli.