La communication est depuis toujours le propre de l’homme. Contrairement aux animaux, l’homme est un être vivant augmenté qui utilise, au-delà de ses propres organes biologiques, de multiples moyens techniques externes pour entrer en relation avec les autres.
Citons quelques-uns de ces outils de communication. Ceux pour communiquer et transmettre à travers le temps : la peinture des grottes ; les hiéroglyphes, les textes bibliques ; le livre enluminé puis le livre imprimé de Gutenberg ; la broderie de Bayeux ; le vitrail et le chemin de croix des églises. Il y a aussi les outils pour communiquer à travers l’espace : la cloche des églises ; le tocsin civil ; le pigeon voyageur ; le phare du bord de mer ou le sémaphore visuel de Chappe (1794). Sans oublier l’instrument de musique comme le cor, le tambour ou la flute.
Cher Homo Numericus, vous ne pouvez qu’appartenir à la lignée de l’Homo Communicator.
Au milieu du 19ième siècle, vos ancêtres Homo Communicator ont créé, parallèlement en Angleterre et aux États-Unis, le télégraphe. Ce faisant, ils ont lancé les communications modernes et sont devenus des Homo Analogicus.
En effet, avec la télégraphie :
- ils ont inauguré le recours à l’électricité pour émettre, pour transmettre et pour recevoir des signaux grâce à des techniques analogiques utilisant la modulation de courants électriques continus ;
- ils ont construit des infrastructures dédiées en fils de cuivre (avec l’Electric Télégraphe Company, en 1846) ;
- ils ont impliqué les pouvoirs publics comme opérateur de réseau puis comme régulateur (avec le Telegraph Act en 1863).
Vos ancêtres Homo Analogicus ont prospéré pendant plus d’un siècle. Cependant, inconscients, ils ont instauré avec le télégraphe le piège de la dépendance à l’électricité, piège qui reste plus que jamais d’actualité en 2023 !
Après le télégraphe, l’Homo Analogicus va lancer en 1876 en Ecosse avec Graham Bell une innovation majeure : le téléphone. La connexion entre un abonné et son correspondant se fait par commutation manuelle grâce à des fiches manipulées par des opératrices, les « demoiselles du téléphone ». De manuelles, ces commutations sont rendues ensuite automatiques par Strowger aux États-Unis en 1889.
Avec la téléphonie, vos ancêtres ont été à trois titres de grands humanistes. Le téléphone véhicule directement et exclusivement une richesse humaine irremplaçable : la parole. Le téléphone propose un face à face direct entre les humains. Le téléphone fonctionne grâce à de vraies valeurs sociétales du progrès technique :
- Un progrès qui résulte d’éthique mondiale de normes universelles construites par un multilatéralisme planétaire ;
- Un progrès qui cultive la coopération entre opérateurs puisque chacun est seulement responsable d’une demi-liaison, celle de son abonné, au départ ou à l’arrivée ;
- Un progrès qui respecte la confidentialité en garantissant, comme pour le courrier, le secret des conversations et des contenus tel qu’inscrit dans le code des Postes, Télégraphe et Téléphone (les PTT) ;
- Un progrès qui se nourrit de respect du service public avec des agents qui, lorsqu’ils font grève, mettent un point d’honneur à ne jamais faire de coupure de conversations.
Mais vos ancêtres Homo Analogicus vont progressivement prendre leurs distances vis-à-vis de cet humanisme de la parole et de la conversation téléphonique :
- Avec la rupture du face à face humain instauré par la radio (inventée fin 19ième par l’Italien Marconi) puis par la télévision (inventée dans les années 1920 par l’Ecossais JL Baird). La communication, devenue unilatérale et descendante, entame son parcours autoritaire. Son contrôle passe dans les mains des États. Il faudra attendre en France les années 80 pour que la libéralisation des ondes intervienne avec la naissance des radios libres puis la privatisation de TF1 ;
- Avec la création en 1930 du télex qui éjecte la voix ;
- Avec l’apparition des échanges techniques asynchrones dont le répondeur téléphonique et le fax, apparus dans les années 80, sont les symboles.
Relevez qu’avec le fax, vos ancêtres exploitent le réseau téléphonique initialement dédié seulement à la voix en l’utilisant pour transmettre du texte, des chiffres et autres documents.
Parallèlement à ces systèmes de transmission de l’Homo Analogicus d’Europe du Nord et de l’Ouest et d’Amérique du Nord, des cousins, les premiers Homo Numericus, s’initient à d’autres techniques.
1) Ces cousins développent le traitement des données et le calcul en faisant naître l’informatique qui décolle à partir des années 50. Le face à face direct entre les hommes n’existe pas, les informaticiens jouant le rôle d’inter-médiateurs. Des mémoires binaires, sous forme, par exemple de bandes ou de disques, prennent lieu et place du cerveau humain. La voix est remplacée par des rubans, des cartes perforées et de la programmation. Les opérations techniques sont confinées dans des salles informatiques. Ceci se passe essentiellement aux États-Unis, avec comme emblème IBM qui domine le monde. En France, vos parents informaticiens rament, à l’image du plan du « Plan Calcul » de 1966 qui échoue.
2) Dans les années 70, l’influence des codages informatiques s’accroit et les transmissions analogiques des réseaux téléphoniques migrent vers des transmissions digitales, à base de successions de « 0 » et de « 1 ». Cette migration entraîne des pertes d’emplois dans l’industrie des centraux téléphoniques ainsi que la diminution de leur taille chez les opérateurs. Les industriels Américain (Lucent), Suédois (Ericsson), Finlandais (Nokia) et Français (Alcatel) dominent le monde des transmissions.
3) Une tribu d’Homos Numericus gaulois lance le Minitel dans les années 80, une technique mixte où les transmissions de données et d’images remplacent la voix humaine et s’incrustent sur le réseau téléphonique. Mais son influence reste limitée à la France sans que des liens ne se tissent avec l’Allemagne qui explore une voie similaire et le Minitel sombre.
4) Ensuite c’est, au cours des années 90, que vos parents se lancent dans la double étape de la mobilité et de la communication personnelle. Ils donnent naissance à la micro-informatique et au téléphone portable numérique, le fameux GSM en version 2G (la 1G étant, avec ses terminaux volumineux, analogique). En téléphonie mobile, la norme Européenne GSM, issue d’une coopération franco-allemande lancée à Bohn en 1983, elle-même suivi d’un développement industriel par les Scandinaves, s’impose au monde. C’est la success story européenne du numérique. Le Personal Nomadic Device, PND, plus connu sous le nom de smartphone, va se glisser très tôt dans votre berceau.
5) Enfin vos parents subissent, au début des années 2000, la déferlante Internet, venue de Californie et fruit d’une puissante utopie libérale s’appuyant sur l’universalisme (tout au moins en apparence), sur l’anonymat, sur la gratuité et sur une gestion communautaire indépendante des États.
Vos cousins californiens deviennent puissants. L’Internet Protocol (IP) envahit de façon irréversible l’intégralité du monde des communications électroniques et les frontières tombent entre la voix, la donnée et l’image, comme entre le réel et le virtuel. L’Homo Numericus moderne est né.
Sachez qu’en amont de cette procréation, des pratiques transgenres ont eu leurs modes temporaires. Les techniques de Réseau Numérique à Intégration de Services (RNIS), puis celles de l’Asymetric Digital Subscriber Line (ADSL), permettaient de transmettre des données numériques de manière indépendante du service téléphonique conventionnel.
Sachez aussi que cette naissance ne s’est pas faite sans traumatisme opératoire :
- celui du rôle invisible, mais central, de l’industrie des composants, très évolutive et très mondialisée ;
- celui de la disparition de réseaux spécifiques comme ceux dédiés aux transmissions de données (Transpac en France), les réseaux en fils de cuivre (le Réseau Téléphonique Commuté ou RTC) ou ceux de téléphonie mobile 2G et 3G ;
- celui de la concurrence entre industriels des centraux et transmissions téléphoniques (Alcatel, Lucent, Ericsson, Nokia) avec ceux du routage internet (Cisco) ;
- celui de la montée des discriminations résultant d’inégalités d’accès, les fractures numériques touchant actuellement en France 1/3 de la population ;
- celui la croissance des pressions sociales et géopolitiques de la part de monopoles privés comme d’États dictatoriaux.
Mais vous avez aussi reçu à votre naissance de beaux cadeaux, comme :
- la démocratisation de la géographie permise par les Global Navigation Satellite System que sont le GPS ou GALILEO et leur possibilité à grande échelle du géopositionnement ;
- les communications de masse permises par la fibre optique ;
- la démultiplication de l’accès au savoir créée par Wikipédia et les moteurs de recherche.
Voilà, Cher Homo Numericus, vous savez un peu mieux d’où vous venez.
Vous allez grandir. N’oubliez pas qu’aussi puissants que soient les aspects virtuels du numérique, le réel le submerge et le numérique n’est ni égalitaire ni source d’universalité. Vous n’avez pas que de bonnes fées autour de votre berceau.
L’humanisme de la téléphonie est loin derrière vous.
Le numérique est porteur de risques pour la société. De puissantes entreprises détournent la technologie au profit de leur seul intérêt. Des discriminations entre les hommes se créent car l’accès au numérique exige des moyens personnels suffisants, financiers, matériels, et intellectuels.
Le numérique est vecteur de gaspillage d’énergie électrique, de pillage de ressources rares, d’addiction, de criminalité. Le numérique est pour les états autoritaires et impérialistes un outil de mensonges, de dissimulations et de rapports de force géostratégiques.
Sachez développer votre esprit critique, votre vigilance et votre fermeté. L’esprit d’entreprise de vos ancêtres Homo Communicator n’a pas toujours été pavé de bonnes intentions. Les naufrageurs qui allumaient des feux pour attirer les bateaux sur les éperons rocheux de leurs îles et qui vivaient de pillage, n’étaient-ils pas des précurseurs des fake news ?