Article 6 : « PETITE LEÇON DE GÉOGRAPHIE »

Les Français sont nuls en géographie, c’est bien connu. De multiples causes à cela : la médiocre place de la géographie dans notre système éducatif, l’absence de filière publique identifiable par un haut niveau de savoir géographique et l’émiettement des métiers spécialisés utilisant des références géographiques. La géographie ne dispose pas de réseau humain d’influence ou de pouvoir. 

Cet état de fait, associé à une hyper concentration de l’État, explique le retard de la France en matière d’aménagement numérique du territoire. J’ai décrypté la situation de la jachère numérique dans laquelle se trouve l’hexagone au travers d’une trentaine d’articles de mon précédent blog https://jacherenumerique.com, du début 2019 à mi 2022. Mon article  du 2 aout 2021, « La géographie : la clef des batailles du numérique », montre que, sans accroitre le niveau et la diffusion des savoirs géographiques, les fractures numériques territoriales ne seront pas effacées.

Sans connaissance détaillée de la géographie, l’accès égalitaire aux usages du numérique reste utopique.

A l’inverse, une question se pose : qu’est-ce que le numérique apporte à l’homme dans sa maîtrise de l’espace terrestre, à l’échelle de sa vie quotidienne comme pour ses échanges mondiaux ? La surmédiatisation de ce qui est appelé « Intelligence Artificielle » cacherait-elle un parallèle développement d’une « Intelligence Géographique » ? Les nombreux concepts ou produits « d’informatique spatiale » en cours de développement comme l’Apple Vision ou les outils de « réalité augmentée », nous entraineront-il vers de nouvelles relations avec nos environnements immédiats?

La géographie est une préoccupation ancestrale de l’homme. Elle a été très tôt un savoir de conquête. Elle a concentré de l’intelligence et permis des découvertes fondatrices comme la forme du globe terrestre ou la navigation astronomique. Elle est au cœur de l’art du commerce, de la guerre et des transports.

Des contributions majeures pour la maîtrise de l’espace et des distances ont été apportées tout au long du 20ème siècle par les ancêtres du numérique qu’ont été les télécommunications filaires ou hertziennes. Le téléphone a permis aux hommes d’être reliés à travers le monde. Les systèmes hertziens de communications ont joué un rôle déterminant dans les transports aériens et terrestres.

Les années 90 ont été une décennie d’avancée fulgurante par la contribution du numérique à la géographie grâce à la concomitance temporelle de trois progrès. Le premier est l’éclosion d’Internet qui a envahi tous les domaines des communications électroniques et a assis la richesse de l’échange des données. Le second est la diffusion des téléphones portables et autres « Personnal Nomadic Devices ». Le troisième est le géopositionnement en tant que production automatique de coordonnées géographiques. Ces trois révolutions ont permis la production en continu et en temps réel d’une masse de données de localisation en quatre dimensions (latitude, longitude, altitude et date) et d’une très grande précision, de l’ordre de 20 cm en horizontal et 40 cm en altitude.

Au fait, savez-vous comment fonctionne le géopositionnement, vous qui utilisez à longueur de journée les signaux du système GALILEO, sans doute comme Monsieur Jourdain, c’est-à-dire sans le savoir ?

Le géopositionnement repose sur trois fonctions numériques :

1) L’émission, en continu et en direction de la terre, de signaux hertziens spécifiques produits par des systèmes satellitaires, les GNSS ou « Global Navigation Satellite Systems », comme le GPS américain ou l’Européen GALILEO ;

  • 2) La réception et le traitement de ces signaux par des puces électroniques intégrées aux téléphones mobiles ou équipements embarqués à des fins de produire en temps réel les coordonnées géographiques de la puce ;
  •  3) L’exploitation de ces données de positionnement pour produire des services, soit localement dans le l’appareil mobile, soit à distance dans des serveurs avec lequel ce dernier communique via les réseaux internet de télécommunication terrestre (fixes en fibre optique ou hertziens, 3G, 4G, ou 5G).

GALILEO présente une caractéristique géostratégique remarquable : être la première infrastructure multinationale européenne. Son origine remonte à 1994 lorsque le fleuron français de l’époque, Alcatel Space, recherchait de la charge pour ses usines de satellites et a convaincu la Communauté Européenne de lancer un GNNS européen indépendant des américains. Il s’agissait de faire concurrence à leur GPS ou « Global Positionning System » à gestion militaire, crée dans les années 70 et dont un service gratuit ouvert au public venait d’être lancé. Quelques autres GNSS existaient ou étaient en projet dans le monde, comme le Chinois BEIDOU, le Russe GLONASS, l’Indien IRNSS ou le Japonais QZSS.

Le défi pour GALILEO a été triple : développer une coopération industrielle à l’échelle de l’Europe concernant essentiellement l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne et la France ; rattraper le retard de l’Europe sur les USA au plan des technologies satellitaires et créer une gouvernance civile de pilotage.

 L’infrastructure GALILEO offre quatre classes de services :

  • 1) Un service gratuit ouvert au public (celui que Monsieur Jourdain utilise à longueur de journée) fondé sur des signaux seulement descendants en provenance des satellites ;
  •  2) Un service payant de haute précision, avec diverses valeurs ajoutées (comme une garantie du service ou une meilleure précision de la datation et des données de positionnement) ;
  •  3) Un Service public réglementé pour les utilisateurs professionnels (services d’urgence, transport de matières dangereuses, etc.) ;
  •  4) Un Service de recherche et secours.

De surcroit, le jeune GALILEO offre plus de précision dans le géopositionnment que le GPS.

GALILEO a pris plus de 10 ans de retard par rapport au projet initial de 1999 et ses premiers satellites ont commencé à fonctionner en 2016. La constitution de la constellation entière de 30 satellites est prévue pour 2024 (si les derniers satellites sont lancés par l’américain Space X) ou 2025 (si l’Europe attend un vol d’Ariane 6).

Le succès et la formidable démocratisation du géopositionnement est lié à une quintuple conjonction temporelle :

  •  1) L’offre de signaux émis par les nouvelles constellations de satellites GNSS ;
  •  2) La production de masse des puces électroniques permettant à l’utilisateur de recevoir les signaux satellitaires et de calculer, par triangulation, des positions géographiques, ces puces étant à bas couts (quelques euros) et multistandard (pour traiter les signaux en provenance de satellites appartenant à différents systèmes satellitaires comme GPS ou GALILEO) ;
  •  3) Une intégration à grande échelle des précédentes puces dans les terminaux mobiles, les équipements de transport ou les objets connectés. Par exemple, de telles puces font partie de l’équipement électronique de toutes les voitures neuves qui en Europe disposent du système d’appel d’urgence gratuit eCall pour communiquer automatiquement via le 112 avec les services d’urgence en cas d’accident grave ;
  •  4) La maîtrise des cartes numériques et des Systèmes d’Information Géographiques (SIG) qui accumulent de nombreuses couches spécialisées de données ;
  •  5) Le développement d’applications exploitant, localement ou dans des serveurs à distance, les données géographiques afin d’offrir d’innombrables formes de services : des aides à la mobilité automobile comme avec Waze, le suivi de vos activités personnelles comme avec RunKeeper pour sophistiquer vos séances de jogging ou toutes sortes d’outils de marketing pour vous faire envie autour de l’endroit où vous vous trouvez. Naturellement la conduite des trains, des avions, des bateaux et des armes dépend étroitement de tels systèmes numériques de navigation et de pilotage.

Au niveau de l’utilisateur grand public, la précision de la géolocalisation calculée par un smartphone est tributaire du nombre de satellites dont les signaux peuvent être reçus en ligne droite. Une bonne précision demande l’accès à 6 à 8 satellites. C’est pourquoi, ce qui est méconnu, les grands immeubles ou les rues étroites des villes comme les vallées profondes des régions escarpées créent des effets « canyon » qui empêchent la réception en ligne directe des signaux satellitaires. Par ailleurs, ces signaux de faible puissance ne rentrent pas, sauf répéteurs ad hoc, dans les bâtiments ou les tunnels.

Concurrents au départ, les systèmes GPS et GALILEO ont développé des coopérations dont le principal intérêt est d’augmenter le nombre de satellites dont les signaux sont recevables par l’utilisateur et, ainsi, la précision du positionnement calculée.

Pour mémoire, le projet GALILEO s’est appuyé sur un précédent système satellitaire européen EGNOS dédié à l’aviation.

Avec cet actuel géopositionnement numérique permis par les GNSS, la géographie se nourrit d’une profusion de bases de données produites par d’innombrables terminaux et systèmes numériques, individuels comme collectifs, civils comme militaires. Avec le géopositionnement numérique, la géographie, comme science de compréhension et de représentation globale des phénomènes physiques, biologiques et humains sur terre, nous a fait radicalement changer de paradigme. 

Pour illustration, citons trois domaines d’activité qui ont bénéficié de cette révolution :

  •  Le transport routier avec des applications utiles au quotidien comme Waze pour l’assistance à la circulation routière ;
  •  La Défense avec le développement des drones ;
  •  L’agriculture de précision avec les traitements mécaniques des sols et des cultures à partir des positions géographiques fines des tracteurs qui les mettent en œuvre.

Que penser de cette nouvelle ère humaine dans laquelle nous sommes entrés avec la production massive et à bas coûts de données de localisation spatiale ? Cette interrogation vis-à-vis du progrès des techniques numériques mérite d’autant plus d’attention que l’Europe, qui plus est une Europe collective et unie, avec GALILEO, a une responsabilité de qualité dans le segment spatial de la production de telles données.

Je propose trois regards.

En premier lieu, ces nouveaux outils de maîtrise spatiale asservissent l’humanité à la dépendance électrique.

En second lieu, le géopositionnement numérique génère pour des risques à comprendre et réguler : protection des libertés individuelles ; extension du domaine de la cybersécurité aux mobilités aériennes, maritimes ou terrestres. Le géopositionnement est un domaine stratégique.

En troisième lieu se pose la question des conséquences pour l’intelligence humaine de l’excès d’usage des outils de géopositionnement numérique : perte de la mémoire visuelle des lieux ; perturbation de l’équilibre et de l’orientation ; inflation du besoin d’écrans. La carte papier et l’atlas sont des outils robustes et irremplaçables de formation, de stimulation et de mémorisation pour que l’être humain continue à s’approprier l’espace dans lequel il circule.

A titre d’illustration, rappelons qu’une bonne pratique de navigation hauturière sur un voilier consiste à ne pas se contenter du seul usage puissant et confortable d’ordinateur captant les signaux GPS ou GALILEO et intégrant un logiciel de navigation marine. Tenir régulièrement une « estime » sur une carte papier consistant à reporter de proche en proche et en continue sa position est la base d’une navigation intelligente et sécurisée, résistant notamment aux caprices de l’électronique embarquée comme des batteries. De même apprendre à se servir d’une boussole reste un exercice éducatif précieux.

Le géopositionnement numérique a pris nos vies dans ses filets avec les progrès fulgurants depuis les années 90 mais la géographie, une vraie intelligence de conquête, de synthèse et de maîtrise de nos comportements spatiaux, doit aussi pouvoir compter sur des sens, des savoirs et des outils ne dépendant pas de l’électricité et robustes en termes de cybersécurité.