Article 7 : « VICES ET VERTUS DU NUMÉRIQUE »

Après les progressives montées en puissance de l’informatique, des télécommunications et de la télévision en fin de siècle dernier, la numérisation de la société s’est accélérée avec le développement de l’infrastructure internet, des terminaux personnels et mobiles et des centres serveurs. Durant cette période d’installation d’un numérique de grande diffusion, ce sont essentiellement les médias audiovisuels qui ont pris le relais des livres et de la presse comme vecteur d’information, sinon de propagande. Pendant ce temps, l’expansion des GAFAM nord-américaines, dont nous dépendons étroitement, s’est faite principalement en recherchant dans la technologie des leviers de dominance économique.

Aujourd’hui, les systèmes numériques sont devenus des instruments privilégiés d’influence et les régimes autoritaires s’en servent abondement pour exercer leur pouvoir interne comme leur géostratégie expansionniste. Citons trois exemples.

La Chine utilise depuis une décennie la fourniture à bas coût d’équipement de télécommunications pour contrôler les infrastructures numériques de pays étrangers. Elle utilise également les réseaux sociaux mondiaux pour pratiquer l’aspiration de données personnelles et la manipulation des opinions, notamment celles de la jeune génération. La Russie industrialise la création de fausses informations pour déstabiliser l’Occident, comme cela a commencé à grande échelle à l’occasion de l’élection de Donald Trump. 

En plus de ces pratiques étatiques, le numérique est le théâtre de visions dominatrices de la part d’idéologues « technomaximalistes ». Ils imaginent, notamment aux États Unis et en s’adonnant au culte de la recherche, de l’innovation et de la liberté (la leur ?), un monde élitiste, automatisé et sans gouvernance publique.

Dorénavant, le numérique est, à l’image du nucléaire, un domaine technologique majeur pour les équilibres géostratégiques et la sécurité du monde. Dans un tel contexte, il est nécessaire que chaque homme développe, au-delà de ses connaissances pratiques pour ses propres besoins professionnels ou personnels, une éthique claire envers ce que le numérique véhicule. C’est urgent car :

  •  Le numérique repose sur des systèmes internationaux, complexes et évolutifs hors de portée du contrôle humain direct : par la délocalisation des traitements, par la rapidité d’exécution, par l’invisibilité des supports comme les signaux électriques ou hertziens, par la miniaturisation des composants électroniques, par la non transparence sur les codages, les algorithmes ou les données utilisées ;
  •  Le numérique peut constituer un vecteur d’inhibition, d’enfermement et de blocage de l’intelligence humaine ;
  •  Le numérique a dorénavant la potentialité d’être un danger majeur pour la démocratie et la souveraineté de l’Occident.

Pour progresser dans cette voie d’une lucidité structurelle, voici quelques caractéristiques marquantes des offres et des usages, que nous classeront, de manière ludique, en vices ou vertus.

1) LE VICE DE LA GRATUITÉ

Un premier vice du numérique est une gratuité omniprésente. De multiples services sont gratuits en application soit de principes généreux d’universalisme soit de formules de troc plus ou moins transparentes, comme celles assises sur la publicité.

Ce recours massif à la gratuité engendre un triple effet pervers :

  •  Il enracine l’utilisateur dans l’occultation des moyens nécessaires à la production des services : le travail humain pour la conception ; les infrastructures filaires ou hertziennes pour les accès et les échanges ; les serveurs pour le traitement et le stockage ;
  •  Il encourage la surconsommation, la passivité, voire les addictions ;
  •  Il déséquilibre les échanges et favorise toutes sortes de manipulations descendantes, du sachant et du puissant vers le mal informé et le faible.

La gratuité va à l’encontre d’un usage responsable et raisonné des services numériques et enchaîne l’homme à la dépendance et à la consommation d’électricité.

Cette gratuité masque l’exigence de consommation de toujours plus de ressources matérielles : les centres serveurs, les réseaux, les terminaux et les objets connectés.

Pour les acteurs de l’offre, la gratuité de l’accès à internet donne lieu à d’intenses conflits d’intérêts et de négociations entre les gestionnaires d’infrastructures (les contenants) et les fournisseurs de services (les contenus) pour organiser l’écoulement des trafics et les clefs de répartition des coûts.

2) LE VICE DE L’ANONYMAT

L’anonymat constitue un second vice du numérique, à l’image de ce qui produit pour le vélo en ville qui, en l’absence de plaque d’immatriculation, pousse le cycliste, sûr de sa modernité, à de fréquentes irresponsabilités et abus de comportement ! Contrairement aux domaines du transport, avec ses immatriculations des véhicules terrestres et avec ses boites noires dans les camions et les avions, le numérique n’offre pas de solides processus de traçabilité et de preuves pour suivre les comportements réels.

Au prétexte de l’utopie initiale de liberté et d’universalisme, l’anonymat en numérique facilite le développement de multiples jungles aux facettes complexes et contradictoires :

  •  Les noms et adresses des points d’accès et des serveurs qui sont à la base de la connectivité (les URL ou Uniform Resource Locator) paraissent être un vecteur de transparence. Mais des détournements existent pour opacifier la communication et cacher les vraies responsabilités, avec des « redirections », avec des « services de masquage » ou avec « des réseaux écrans anonymes ». C’est pour sortir de ces dissimulations et lever l’anonymat que les connexions aux services sensibles, comme ceux des banques, se sont sophistiquées au fil des années en utilisant des identifications en plusieurs étapes.
  •  Les fameux cookies laissés par un serveur dans le terminal d’un utilisateur visent à produire des traces pour, théoriquement, personnaliser et fluidifier les échanges. Mais ils servent aussi à asservir l’usager et à capter des informations personnelles. Ceci a conduit l’Europe, en pionnière, à légiférer en 2018 avec son Règlement Général de Protection des Données (RGPD).
  •  Les apparences d’anonymat ne résistent pas aux multiples techniques invisibles qui sont employées par les régimes autoritaires pour collecter les données personnelles et surveiller leur population.
  •  L’anonymat des traitements et des échanges pose la question des droits d’auteurs.

La levée de l’anonymat mérite d’être vu comme un droit pour circuler de manière sécurisée sur les infrastructures numériques. Ce n’est pas sûr que les conceptions ambitieuses d’un nouveau Web 3, décentralisé et autogéré pour sortir de l’emprise des géants du net, soient à la hauteur d’une ambition morale vertueuse du numérique. Les errements montrés jusqu’à présent par les crypto-monnaies ne poussent pas à y croire.

3) LE VICE DE L’OBSOLESCENCE ET DES DURÉES DE VIE COURTES

Un troisième vice du numérique est sa prédilection pour l’obsolescence accélérée de ses supports matériels et logiciels, vice renforcé par le culte de l’innovation. Le numérique n’est pas en phase avec les cycles longs du réel et les besoins humains.

Dans mon article 5 sur la domotique « attention aux puces dans votre logement » j’ai analysé le danger des diminutions drastiques des durées de vies des matériels et des équipements de nos habitations.

L’homme a besoin de temps longs et ce besoin est trahi par :

  •  L’obsolescence rapide des batteries qui fragilise nos terminaux portables,
  •  Les mises à jour continuelles exigées pour les systèmes d’exploitation de nos terminaux, 
  •  La survalorisation de la « tech » et du culte de l’innovation, comme dans la politique publique nationale en numérique.

4) LE VICE DES DISCRIMINATIONS D’USAGE

Un quatrième vice du numérique est constitué des discriminations d’usage qu’il génère. Le numérique est loin d’être égalitaire. Le Covid en a révélé l’ampleur. Mon précédent blog, https://jacherenumerique.com, en a largement rendu compte.

5) LE VICE DE L’ABSENCE DE PREUVE

Un cinquième et dernier vice du numérique est constitué de la triple conjonction d’une absence généralisée de transparence, d’une incapacité à produire des preuves et d’une volatilité à l’accès aux données. Pour vos photos, n’oubliez pas de les tirer sur papier si vous rêvez de pouvoir les montrer à vos enfants, a fortiori vos petits-enfants. Sinon vous n’y aurez plus accès : les formats de fichiers auront changé et les serveurs de stockage, par exemple les fameux cloud, ne vous seront plus, pour de multiples raisons, accessibles.

6) LA VERTU DE L’ACCÈS AUX SAVOIRS

Passons aux vertus : le numérique est un admirable outil d’accès aux savoirs, avec de puissants systèmes pour s’informer, comprendre le monde et se cultiver.

C’est une évidence. Trois exemples simples pour enfoncer le clou :

  •  Wikipédia, « l’encyclopédie libre que vous pouvez améliorer » ;
  •  Les moteurs de recherche pour collecter, sur de vastes étendues, de l’information ;
  •  Les sites en accès libre de présentation des activités d’innombrables structures.

Il y a eu le livre, les revues papier et la photographie argentique, il y a eu la télévision, le disque et le cinéma analogique et maintenant le numérique est un support de culture incontournable. C’est cependant avec des réserves en raison du double contexte des potentiels croissants de manipulation du réel et des interférences complexes du numérique avec les processus éducatifs. L’accès vertueux aux savoirs par le numérique exige des moyens matériels et intellectuels comme des dispositions d’esprit. L’esprit critique et le recul sont de mise.

7) LA VERTU DE L’OUVERTURE AUX AUTRES

Une autre vertu du numérique : l’ouverture des champs relationnels en enjambant de multiples formes de barrières temporelles (par les communications en différé ou asynchrones) ou spatiales (par les échanges à distance). Avec le numérique, la communication en face à face direct perd, malgré ses richesses irréductibles, son exclusivité. De nouveaux supports de communication individuelle ou en réseau ont été créés. Des processus de signature, de certification ou de suivi ont été imaginés, à l’image de ce qu’avait su faire le courrier postal.

8) LA VERTU DE LA VALEUR DU SERVICE RENDU

Avec le numérique, d’innombrables nouvelles formes de services à distance se sont développées. La liste des télé-services de qualité qui représentent une vraie utilité pour l’homme est immense. Tout le monde en connait, qu’ils soient destinés aux mondes professionnels ou à la sphère personnelle.

A propos de cette vertu du numérique, un constat s’impose : la prouesse technique ne suffit pas. La pertinence et la qualité du service rendu sont aussi primordiales. IBM, initialement seulement constructeur de matériel informatique, s’est relancé dans les années 80 dès lors qu’il a complété son offre par une stratégie de services. Ericsson, dans les réseaux de télécommunications, a très tôt eu cette culture du service rendu. Il est toujours un fleuron de l’industrie européenne. Son ancien concurrent, Alcatel, qui n’avait pas cette culture, a disparu. Le succès d’un Apple ou d’un Amazon repose, au-delà de la qualité du matériel ou de la logistique, sur des attentions fortes apportées à la conception et au suivi du service rendu.

Le numérique est friand de complexités et d’invisibilités et l’attention par l’offreur à la pertinence et à la qualité, voire à la beauté, du service rendu permet à l’utilisateur, a fortiori s’il s’agit d’un usager individuel, de se l’approprier. 

9) LA VERTU DE LA CONCERTATION

Relevons enfin qu’en numérique la concertation occupe une place centrale. Il n’y a pas de téléphonie mondiale, de réseaux internet, d’usage partagé du spectre hertzien ou de paiement bancaire dématérialisé, sans le recours en amont à de solides dispositifs multi-acteurs pour rendre interopérables des systèmes différents et pour exploiter des ressources communes ou rares. Le numérique n’existe que sur les fondements d’innombrables processus normatifs, d’interconnexions et de transactions construits à force d’identification réciproque, de mutualisation, de concertation et de négociation.

Les pratiques de création en « open source », en matière de données comme de logiciels, sont un exemple de ces collaborations ouvertes.

Si le numérique nourri de multiples vices, il développe aussi de puissantes pratiques vertueuses à l’échelle mondiale du vivre ensemble. 

Pour terminer, relevons qu’au démarrage de l’ère des communications électroniques, les États étaient opérateurs, avec le soutien du multilatéralisme onusien. Ils organisaient l’interconnexion et l’écoulement des trafics et géraient les ressources rares que sont les fréquences hertziennes et les numéros ou adresses personnelles. Mais aujourd’hui, dans le monde occidental, les États ne sont plus les maîtres des services numériques de grande diffusion. Les États maîtrisent de moins en moins les leviers de l’offre, dorénavant aux mains de grandes entreprises, avec l’appui le cas échéant d’organismes indépendants (comme l’ICANN pour la coordination technique des ressources fondamentales d’Internet). Dans ce nouveau monde sectoriel occidental sans impulsion stratégique par les États et sans gestion directe de services publics, l’intérêt général est seulement porté par l’action de régulateurs.

C’est dans un tel contexte que la Commission Européenne essaye d’innover en multipliant les Directives.