Article 9 : « l’ÉTAT PEUT-IL RESTER UNE PASSOIRE NUMERIQUE? »

Dans le dernier article 29 de mon précédent blog, https://jacherenumerique.com , consacré à l’aménagement numérique du territoire, j’ai déjà eu l’occasion d’aborder la question en France du pilotage par l’État de ce secteur. Mais le numérique s’invite toujours plus dans tous les interstices de nos vies, personnelles comme collectives, économiques comme culturelles, civiles comme militaires. Il est devenu un enjeu de souveraineté.

Cette transformation profonde, rapide et irréversible de la société se fait dans l’indifférence de l’État. Il n’y a plus de Ministre mais une Secrétaire d’État qui est novice et qui ne dispose pas d’une administration dédiée avec de vrais moyens d’action. Le numérique n’a pas non plus fait l’objet d’une déclaration stratégique du Président de la République.

Il y a pourtant urgence à disposer d’objectifs, de moyens et d’une organisation de gouvernance pour engager une transition numérique de la société française qui soit fondée sur des choix de la France. Une telle volonté politique est d’autant plus prioritaire, faut-il le rappeler, que le numérique a créé toutes sortes d’interdépendances, qu’il nous a mis sous une puissante domination économique américaine et qu’il sert de vecteurs d’infiltration de la part de pays impérialistes anti-occidentaux.

De plus, le numérique est bien trop complexe, évolutif et invasif pour se contenter d’attitudes émotionnelles et de raisonnements seulement partiels ou sommaires.

Une telle volonté de gouvernance du numérique est ambitieuse. Bien sûr il s’agit de faire face à des innovations galopantes. Bien sûr les leçons de l’histoire sont sombres avec les échecs d’un Plan Calcul, la disparition d’une industrie hexagonale performante de télécommunications et l’évanouissement du concept de services public universel d’accès aux réseaux. Bien sûr l’action en numérique doit affronter, dans une France surendettée, le mur des investissements qu’exigent le réarmement industriel, le combat des insécurités, la réorganisation du secteur de la santé et la refondation du système d’éducation. Bien sûr, il faudrait pouvoir disposer d’un personnel politique et d’une organisation gouvernementale dominant ces complexités.

Mais cette stratégie d’armement numérique du pays peut néanmoins compter sur des points d’appui. Il existe dans le secteur public des acteurs spécialisés, sérieux et compétents. Citons :

  •  L’ARCEP (Autorité de Régulation des Communications Électroniques, des Postes et de la distribution de la presse) qui régule « les réseaux comme bien commun » ;
  •  L’ANFR (Agence Nationale des Fréquences Radioélectriques) qui gère la ressource rare des ondes hertziennes ;
  •  Les acteurs publics de la Défense et de la Sécurité qui disposent de compétences techniques et humaines ;
  •  Les services techniques de plusieurs ministères qui informatisent leurs fonctionnements ;
  •  Des Régions qui combattent les fractures numériques. 

Dans les entreprises, des compétences sont également bien présentes comme dans les secteurs de la défense et de l’aéronautique. Le pays dispose aussi d’une recherche et de cursus universitaires internationalement appréciés, comme la médiatisation sur l IA s’en fait l’écho. Le secteur bancaire, en particulier mutualiste, sait offrir au grand public des services dématérialisés de qualité. Les opérateurs de télécommunications, à défaut de bien couvrir géographiquement le territoire, assurent des offres raisonnables de connectivité. Le fournisseur d’accès internet OVH a réussi à prendre une dimension européenne.

Pour guider la construction d’une stratégie publique volontaire et efficace en numérique, je propose de privilégier trois champs d‘action.

1) Le premier est celui de la culture.

Face au numérique, le pays doit être instruit. 

Cette obligation concerne l’État lui-même qui doit se modifier pour pouvoir s’appuyer sur une organisation structurée de savoirs humains, sur une production continue d’informations de qualité et sur une structure dédiée de pilotage de programmes d’actions et d’évaluation. Pourquoi pas une Agence Nationale du numérique, avec des subsidiarités régionales ?

Cette obligation vise aussi la population qui, accédant au numérique, doit le faire en adulte raisonnable et capable d’auto-défense. La population doit être une utilisatrice avisée et ne doit pas succomber aux risques de manipulation, de surconsommation et de sur-dépendance. Pourquoi pas des Universités Permanentes du Numérique ?

Avec une population formée et informée, la tentation de surprotéger l’utilisateur par la multiplication d’obligations, de règlementations et de normes, comme l’Européen RGPD, Règlement Général sur la Protection des Données, ne sera plus nécessaire.

Cette action publique d’éducation généralisée et permanente est complémentaire de l’action subtile qu’exigent au plan scolaire les confrontations progressives des enfants et des jeunes avec le numérique.

2) Le second champ stratégique pour un numérique souverain est celui d’une action publique urgente en direction d’une politique de l’offre.

Comme pour toutes les activités humaines fondées sur des systèmes physiques complexes, c’est au niveau de l’offre que se construisent des activités de qualité, fiables, durables, indépendantes et éthiques.

La récente lucidité de l’État dans le règlement du dossier de l’entreprise de service informatique ATOS est à regarder comme une lueur d’espoir vis-à-vis de la compréhension de l’importance de l’offre dans la souveraineté nationale.

La primauté d’attention à accorder à l’offre s’impose tout particulièrement vis-à-vis des marchés grand public. Dans tout domaine complexe, la demande est entièrement dépendante et façonnée par l’offre. En numérique, contrairement à des domaines plus simples comme l’alimentation ou l’habillement, l’autoproduction ou l’approvisionnement en circuit court sont hors de propos.

Actuellement la politique de l’État n’est pas une politique d’offre. Elle se contente d’émotion procurée par le rêve de la « tech » et du financement de « licornes » allant jusqu’à annoncer la création de 100 licornes d’ici 2030 et l’introduction en bourse 10 d’entre elles d’ici 2025.

Cette affection pour l’innovation par les « start up » a le défaut de ne s’intéresser qu’à l’amont de l’offre. Cela aboutit à faire l’impasse sur les confrontations de l’offre avec les besoins et les comportements des utilisateurs. Cela rend possible le marché d’intérêts particuliers comme la vente à l’étranger des sociétés embryonnaires que sont les start up. Cela ne construit pas un processus d’évaluation de l’utilité réelle de l’offre pour la société. Cela ignore la réalité de la sophistication des moyens mis en œuvre par les grands groupes pour construire leurs offres innovantes. Cela ignore aussi la puissance des collaborations et partenariats externes pour créer des offres nouvelles.

Il se dit en matière d’attractivité de la France que le numérique est, avec les frites de McCain, en bonne place. Plusieurs milliards d’euros d’investissement sont annoncés par des entreprises américaines du secteur comme Microsoft, Amazon ou IBM. Il y a des aspects flatteurs pour nos emplois, pour nos économies locales et pour la valorisation de nos formations techniques. Mais ces montants d’investissement en France sont à comparer aux 30 milliards d’euros investis par Intel dans une usine de semi-conducteurs en Allemagne. En réalité ces décisions d’investissements en France ne sont pas motivées par la construction d’une filière numérique française souveraine mais par l’utilisation de notre énergie électrique nucléaire décarbonée, notamment dans les « data centers » énergivores.

L’Europe est active en numérique. Après le RGPD de 2018, il y a eu le DMA, Digital Markets Act, et le DSA, Digital Services Act, en 2023 pour limiter la domination économique des grandes plateformes et la diffusion en ligne de contenus et produits illicites. Cette orientation vient d’être reprise en ce début 2024 par l’IA Act. Ce dynamisme n’est qu’apparence. Il se contente de nourrir une politique de l’affect qui consiste à privilégier la défense des victimes contre les grands groupes. Cette politique ne remplace en aucune façon l’exigence de s’attaquer à la construction d’une offre souveraine.

Construire une politique de l’offre c’est aussi faire preuve de lucidité vis-à-vis de la Chine avec laquelle nous ne sommes plus dans des rapports seulement marchands. La culture chinoise sait à la fois se donner du temps et agir avec douceur et détermination, sans faire la guerre. La naïveté n’est plus de mise.

3) Le troisième champ d’action est celui d’une stratégie d’union à l’échelle de l’Europe.

Le réalisme s’impose. La France a des finances publiques exsangues, elle ne produit pas de numérique civil « d’origine française » et l’opérationnalité de gouvernance de son appareil public dans ce domaine du numérique est modeste.

La construction d’une souveraineté numérique pour le monde de demain ne peut s’envisager que par une volonté d’union, de coopération et de mise en commun de moyens, notamment financiers, à l’échelle de l’Europe.

Les mobiles qui justifient actuellement la création d’une politique européenne de la défense, s’appliquent parallèlement au numérique.

En appui à la construction d’un secteur de l’offre, le numérique européen devra utiliser sans complexe le levier du marché intérieur, à l’image de ce que savent très bien faire les États-Unis ou de ce qu’à su faire aussi l’Europe. Elle s’est historiquement construite dans cette logique. Cela a été d’abord sectoriel avec la CECA, Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier pour ensuite être étendue à toute l’économie, avec le Marché Commun. Rappelons qu’en matière d’offres et d’entreprises, les clients et les chiffres d’affaires générés sont la clef de voute des équilibres financiers et des croissances.

Un tel projet de pacte d’offre numérique européenne peut s’appuyer sur des pratiques et des acquis, comme par exemple :

  •  Les travaux récents précités en matière de protection des utilisateurs ;
  •  Les coopérations entre régulateurs au travers de l’ORECE (Organe des Régulateurs Européens des Communications Électroniques) également connu comme BEREC (Body of European Regulators for Electronic Communications) ;
  •  Les pratiques de puissantes coopérations entre les industries voisines du numérique, de l’aéronautique, du spatial et de la défense ;
  •  La construction de la première infrastructure pan-européenne que constitue le système satellitaire de géopositionnement GALILEO, lancé sur initiative française en 1994.

Il reste à vouloir que la construction d’une solide transition numérique européenne fondée sur une politique commune et garantissant notre souveraineté soit dans le programme de gouvernance de la prochaine Présidence de l’Europe.