Dans mon précédent article 9 j’abordais les questions de l’urgence du pilotage par l’État Français du secteur du numérique. La gouvernance doit être à la hauteur du travail à engager pour gérer notre souveraineté.
Deux actualités me poussent à continuer à parler de ces questions.
La première est que l’État vient encore de franchir une étape dans son indifférence aux enjeux du numérique. Au début de cette année 2024, le numérique avait déjà perdu son Ministre pour n’avoir qu’une Secrétaire d’État sans administration dédiée. En septembre 2024, à l’occasion du nouveau gouvernement, le numérique se retrouve éparpillé comme jamais. Pour la première fois il est confié à une personnalité de la société civile sans poids ni expérience politique. Pour la première fois il est éloigné du Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie pour être placé sous l’autorité́ du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, loin des enjeux immédiatement opérationnels.
La seconde est que le fonctionnement d’activités stratégiques publiques comme les centrales nucléaires, la force militaire de dissuasion, la cybersécurité et les supercalculateurs, si indispensables aux armées modernes, est assuré par un bateau ivre, l’ESN, ou Entreprise de Service Numérique, ATOS.
ATOS, société française, est un des rares fleurons du numérique en Europe. Cette SSII (Société de Services en Ingénierie Informatique) est dans le top 10 mondial. Son chiffre d’affaires est de l’ordre de 10 milliards d’euros, avec 90.000 salariés dans plus de 70 pays. Et pourtant ATOS est une entreprise au bord de la faillite, pourquoi ?
ATOS a enclenché en février 2024 une procédure de restructuration sur fond de pertes nettes de près de 2 milliards d’euros au premier semestre 2024, après d’importantes dépréciations d’actifs, des dettes colossales de près de 5 milliards d’euros, une rentabilité en berne et des fins de contrats commerciaux sur la zone Amérique. C’est ainsi qu’ATOS a assuré depuis 1989 la complexe et éphémère logistique numérique des JO, comme ceux de Paris, mais n’a pas été retenue pour assurera les jeux de Los Angeles désormais confiés au géant anglais Deloitte.
ATOS est plongée dans un feuilleton financier aux multiples rebondissements. Un plan de sauvegarde accélérée vient d’être accepté en assemblée et sera discuté le 15 octobre 2024 au Tribunal de Commerce à partir d’une entente entre créanciers et banques pour reprendre et sauver par eux-mêmes l’entreprise.
Quelques mots pour présenter la trajectoire d’ATOS.
Ses origines remontent au début de l’informatique, avec la création en 1958 par des mathématiciens de la première SSII française, la Sema. Elle a ensuite grossi en trois vagues successives de croissances externes.
Au cours d’une première vague différentes petites SSII qui se sont regroupées.
Dans une seconde phase, il y a eu, à partir de 1997, une série de grosses fusions, toujours entre SSII : Axime, Sligos, Origin, Sema.
Enfin, dans les années 2010, ATOS, sous la responsabilité de Thierry BRETON, s’est lancée dans une série de fusions avec des entreprises exerçant d’autres métiers, comme Siemens Informatique, Bull ou Xerox.
Actuellement, l’entreprise concurrente le plus semblable est la française du CAC 40 CAP GEMINI.
Aujourd’hui, ATOS est sans gouvernance et sous la pression de multiples forces externes :
- Celles des banques engagées par près de 5 milliards de créances ;
- Celles d’un actionnariat émietté et aux intérêts divergents ;
- Celles d’industriels externes désireux de récupérer des pépites dans les savoir-faire d’ATOS ;
- Celles d’un État dépassé et dépourvu de leviers pour la sécurité du fonctionnement d’activités stratégiques du pays ;
- Celles de multiples collectivités publiques qui sous-traitent traditionnellement leur informatique.
La rentabilité d’ATOS a disparu. L’action en bourse est passée d’une valeur de 100€ en 2017 à 0,75€ actuellement. A cela s’ajoutent des dévissages comptables comme le montrent des contestations d’actionnaires depuis 3 ans.
Une telle situation d’ATOS résulte de l’accumulation d’erreurs tant au plan de la stratégie que de la gouvernance.
Premièrement ATOS a subi une fuite en avant permanente, par la recherche de croissance puis de diversification.
Depuis son origine, les développements externes hasardeux d’ATOS ont créé une course continue aux besoins de financement.
Cette fuite en avant a conduit ATOS depuis longtemps à ne pas disposer d’actionnaires de référence, majoritaires, stables et de culture industrielle. En conséquence, les stratégies de l’entreprise ont été fluctuantes, sous l’emprise de minoritaires qui, avec seulement 20% du capital, imposent leurs vues, souvent uniquement financières.
Deuxièmement ATOS a développé une approche à courte vue du numérique.
ATOS s’est construite dans un confort hexagonal, en suivant la croissance des envies d’externalisation de ses clients, en particulier publics rattachés aux secteurs de la Défense, du nucléaire, de la santé, de la sécurité routière, etc.)
ATOS s’est essentiellement contentée de faire ce que l’on appelle « de l’Offre Sur Mesure », en se limitant à vendre des prestations à valeur ajoutée moyenne. ATOS n’a pas fait l’effort de la création industrielle de produits standardisés et multi-clients, à l’image de ce qu’a pu produire le leader européen du logiciel de gestion qu’est l’allemand SAP.
ATOS est resté un groupe plus commercial qu’industriel.
Les technologies numériques ont bouleversé l’organisation des externalisations et des délocalisations des moyens informatiques, avec la création de nouvelles fonctionnalités et de nouveaux services. ATOS n’a pas vu venir l’offre industrielle en ressources externes des géants du cloud que sont Google, Microsoft ou Amazon.
Par ailleurs ATOS est clairement en concurrence, au-delà des USA, avec l’offre de sous-traitance numérique de l’Inde.
Troisièmement ATOS a accumulé les problèmes d’organisation et de gouvernance, dans le triple contexte de ses fusions, de ses diversifications et de ses dominations par des enjeux financiers externes.
ATOS est devenu un groupe sans culture interne ni vraie créativité. L’entreprise est sur le point de s’écrouler et n’a plus de réponses face aux complexités et à l’évolution du numérique.
La gouvernance d’ATOS a été marquée par la rotation de ses dirigeants. En 2008, le PdG de l’entreprise a été remercié après un an de fonction du fait de divergences avec de nouveaux fonds de pension actionnaires. De 2019 à 2024 ATOS a vu 6 « patrons ».
ATOS a été constamment sous l’emprise de personnalités internes ou externes, des dirigeants, des administrateurs, des actionnaires, des juristes ou des consultants en management, qui sont très loin d’être des spécialistes ou des stratèges du numérique.
ATOS a souvent été sous la pression de dirigeants, d’administrateurs ou de conseils qui étaient extérieurs à l’entreprise et au secteur du numérique.
ATOS a été dirigée pendant 11 ans, de 2008 à 2019, par l’ancien Commissaire Européen Thierry BRETON mais sans que cette longévité solidifie l’entreprise.
Durant cette période, l’expansion boulimique d’ATOS a conduit à la multiplication par 3 de son Chiffre d’Affaires. Le champ de métiers de l’entreprise a été étendu, avec les rachats de BULL et de XEROX. La géographie du groupe s’est accrue, notamment en Allemagne avec l’acquisition d’un morceau de Siemens et aux USA avec le rachat de Syntel. Plus surprenant, le management de l’entreprise a été brutalisé, sur fonds de slogans comme « mettre l’entreprise sous tension » ou « casser les barrières nationales », sous la pression d’interventions lourdes de cabinets externes de management. Se réfugier dans une culture de haute estime et développer des attitudes péremptoires et autocentrés bloquent Atos.
Quatrièmement, ATOS est acteur et victime de la démission numérique de ses clients, en particulier publics : pour une entreprise ou une administration, la solution de facilité, face à l’emprise galopante de l’informatique, est d’externaliser, de sous-traiter, voire de délocaliser en Inde tout ou partie de ses moyens numériques (ses machines, ses applications, ses hommes, ses données, voire des parties complètes de ses processus opérationnels digitalisés). Cela a permis la mode de l’infogérance.
ATOS s’est glissée dans le confort de cette tendance qui s’est particulièrement développée dans des services de l’État ou des entreprises publiques français peu à l’aise pour recruter des nouvelles compétences ou investir dans des techniques et infrastructures à durée de vie relativement courtes.
Enfin ATOS n’a pas, hors du dévissage du cours de bourse, vraiment intéressé les médias.
ATOS reste une entreprise technique « d’infrastructures » ou « de logistique ». Elle ne suscite pas les passions intellectuelles accordées à l’IA. Elle ne contribue pas au mythe de la « start-up nation ». La situation opérationnelle de l’entreprise n’est pas médiatisée.
Alors que penser de la présente situation ?
Une forte inquiétude est de rigueur.
Malgré le sursis temporaire qu’a apporté en juillet un accord de réduction de la dette par les banques, on ne peut que craindre une chute d’ATOS et, de ce fait, une extrême fragilisation des infrastructures numériques qui conditionnent pourtant notre souveraineté en matière de Défense, de production nucléaire, de distribution électrique, de santé, de sécurité routière, etc.
Cette inquiétude est, en ce mois d’octobre 2024, alimentée par un traitement en cours du dossier de nature essentiellement financière. La procédure actuelle de sauvegarde est pilotée par un Tribunal de Commerce qui, par fonction, n’est pas une instance de planification industrielle et de régulation stratégique. Les discussions entre ATOS et l’État, pour le rachat d’activités stratégiques à hauteur de 700 millions d’euros, sont au point mort sur fond de surenchères financières de la part d’actionnaires privés qui, un comble, arguent de la mauvaise situation financière de l’entreprise dont ils sont responsables pour demander plus d’argent public.
Face aux mesures de sauvegarde à prendre pour que nos activités souveraines ne soient mises en péril par une insouciance numérique collective, trois orientations s’imposent :
- Qu’ATOS fasse rapidement l’objet, au bon niveau de l’État, d’une sérieuse prise de conscience et d’une ferme volonté de prise de contrôle stratégique ;
- Que la récupération des acquis techniques et humains d’ATOS soient rapidement engagée au profit de vrais industriels français ou européens ;
- Que les entités publiques cessent de croire que la confortable externalisation du numérique est une politique responsable. Les activités externalisées auprès d’ATOS par les clients publics, y compris civils, doivent être exfiltrées et replacées sous leur gouvernance directe.
Il est temps de comprendre, Monsieur le Premier Ministre, que les infrastructures numériques d’activités régaliennes sont elles-mêmes des activités régaliennes..